American Sniper

« Il y a seulement trois types de personnes dans ce monde : les moutons, les loups et les chiens de berger ».

American Sniper fait incontestablement partie des films de guerre récents portés sur la contre-insurrection à avoir marqué les esprits. Sur ce thème, la contre-insurrection, la grande référence est l’incontournable et clausewitzien Chute du Faucon Noir basé lui aussi sur une histoire vraie, la Bataille de Mogadiscio ou plutôt le fiasco qui en a résulté- pas exactement restitué dans les faits- par Ridley Scott.

Ici, Clint Eastwood, focalise sa caméra sur un Bradley Cooper transformé en armoire à glace qui pourrait postuler chez Erik Prince. Basé sur l’autobiographie éponyme du SEAL Chris Kyle enregistrant le plus grand décompte de tués en mission, 255 selon ses dires et 160 officiellement reconnus par l’armée US, ce film long d’un peu plus de 120 minutes entreprend de raconter les faits d’armes.

Du bouseux au héros selon Eastwood

Chris Kyle est originaire d’un état de la Bible Belt où religiosité et alcoolisme cohabitent étroitement dans une ambiance paternaliste. L’une des séquences parlantes, est celle du père expliquant à ses enfants les trois types de gens : les Moutons ( ceux qui nient le danger), les Loups ( le danger), et les Chiens de berger ( ceux qui protègent les moutons des loups) ; le père en profitera pour menacer le fils cadet de coup de ceintures si jamais celui-ci devenait un loup, puis donnera sa bénédiction à l’aîné ( Chris Kyle) si il se comporte en chien de berger pour protéger son petit frère.

Devenu adulte, Chris Kyle souhaite adopter le mode de vie d’un cow-boy. Chris Kyle s’illustre dans des rodéos où il décroche des prix et reçoit l’admiration d’un petit-frère plus chétif sur lequel il veille. Un soir, au retour d’une compétition, il aura le malheur de surprendre un péquenot en train de baiser sa gonzesse dans leur bicoque servant de nid douillet. Ça ne sera pas sans heurts. La fille se tire. Sur la pente de la dépression, éméché, Kyle discutaille avec son cadet autour d’une table où s’accumule les canettes de bières. Puis, allumant à la télévision, un flash info l’informe à propos des attentats des ambassades américaines en Afrique ( Tanzanie et Kenya, 1998) perpétrés par le Jihad Islamique Égyptien- le décompte total des victimes à Nairobi et Dar es Salaam est de 224 morts.

Et voilà l’élément déclencheur qui fera primer le patriotisme du Kyle idéalisé sur tout le reste. Un passage par un bureau de recrutement, avec une pique d’un soldat, et Kyle concrétisera son engagement au sein des SEALS pour prouver «  qu’il n’est pas une fiotte ».

Trois ans tard, après avoir afin rencontré et marié sa seconde moitié, les attentats du 11 Septembre 2001 raffermissent son sentiment à devoir participer à une croisade contre l’ennemi. Et puis, ses aptitudes au tir surprendront l’un de ses instructeurs.

Le chien de berger

En 1971, sortira Dirty Harry ( L’inspecteur Harry) de Don Siegel. Clint Eastwood y joue le rôle d’un flic désabusé qui préfère tout solutionner à grand coup de pistolet plutôt que d’écouter les recommandations de sa hiérarchie. Dans ce premier volet de la franchise- qui ne fait pas dans la dentelle- Harry Callahan est surnommé Le Charognard, car on lui refile toutes les affaires les plus pourries. En pleine époque de libération sexuelle, ce film ne pouvait être qualifié que de fasciste. Des quatre suites, Clint Eastwood n’en réalisera que le pénultième intitulé Sudden Impact, «  Le Retour de L’Inspecteur Harry » où, paradoxalement, Eastwood s’y prend à intégrer des éléments de Rape&Revenge.

Eastwood prouvera qu’il sait faire autre chose qu’incarner un homme aigri résolvant tous les problèmes du monde à coup de Magnum 357. De sensibilité Républicaine tendance Libertarienne, réac assumé dans certaines de ses interventions médiatiques, accusé de misogynie, détesté par un pan de la gauche progressiste américaine, Eastwood sait créer la surprise en réalisant un film sur le jazzman Charlie Parker intitulé Bird ( ce qui lui vaudra paradoxalement des accusations de racisme par le controversé Spike Lee), en livrant une œeuvre poignante sur le sort funeste d’une boxeuse ( Million Dollar Baby), en créant une peinture tragi-comique bouleversante empreint de paternalisme ( Gran Torino), en transmettant le ressenti d’une mère prête à tout pour retrouver son enfant ( L’échange), en montrant qu’une compétition sportive peut adoucir les rapports dans une société sud-africaine tout juste sortie de l’Apartheid ( Invictus)…ou en étant capable d’humaniser l’ennemi ( Lettre d’Iwo Jima).

Dans le bâclé «  Pleins Pouvoirs » un cambrioleur du troisième âge, malchanceux sur le coup, sera témoin d’un meurtre commis par les gardes du corps du Président des USA ( incarné par Gene Hackman) sur la maîtresse de ce dernier. Et dans la situation, ce personnage de cambrioleur va se révéler être un chien de Berger à sa manière : pris au piège car coupable idéal, il saura renverser la situation et provoquer la chute de ses ennemis. Le film recevra un accueil mitigé, mais il pointe bien un réel problème peu traité dans les productions américaines : l’abus de pouvoir, ou quant un homme élu à la tête de la plus grande superpuissance mondiale finit par se croire tout permis car intouchable. C’est donc que pour Eastwood il y a plus à espérer chez un cambrioleur, un misérable peut-être, mais un père qui n’a pas cessé d’aimer sa fille devenue pourtant procureur, plutôt que chez un politicien qui abuse des institutions pour préserver son pouvoir.

Les chiens de bergers chez Eastwood ne sont pas parfaits. Ils sont archi-loin de l’être. William Munny, l’anti-héros principal dans Impitoyable est un ancien tueur à gages qui finit par se prendre d’affection pour le sort des prostituées. Dans «  Jugé coupable », le personnage principal est un journaliste rangé au placard, coureur de jupons, et alcooliques, qui finira par s’impliquer corps et âme afin de sauver un Noir condamné à tort à la peine capitale. Les personnages de cow-boys qu’il campait, dans ses films, ainsi que dans ceux d’autres cinéastes ( Sergio Leone, Siegel), défient le manichéisme culturel Hollywoodien qui prend racine dans une certaine morale protestante.

Et pourtant…

Dans les romans de Fiodor Dostoïevski, de William Faulkner, de Jim Harrison, ou de Cormac McCarthy, sans oublier les romans policiers métaphysiques de James Lee Burke et ceux au vitriol de James Ellroy, il découle une pensée typiquement chrétienne qui interroge l’individu sur son rapport aux autres, sur son rapport à la nature, et sur la transmission qui est le moment charnière avant la fin.

La naissance de la Légende/Machine

Le terrain, les gars !

Le premier shooting de Kyle montré par Eastwood…va concerner un enfant auquel sa mère ordonnera de se sacrifier en kamikaze contre un détachement de soldat. La scène, qui ne tiendrait pas de la vérité, est dure et permet de rappeler à Eastwood la cruauté de la guerre, qui, en langage Clausewitzien, est une manière de faire la politique par d’autres moyens. Là où d’autres se contentent que de vanter les exploits et le côté positif de valeureux soldats, en se pliant aux règles de la propagande. Ensuite, après avoir shooté le fils, il tuera la mère prêt à prendre le relais.

Kyle a fait son job- protéger ses frères de combat- mais non sans un certain prix à payer…

De là, naît la légende du Chris Kyle idéalisé. Quelqu’un qui fait mouche et permet aux soldats d’avancer sur le front. Tout le monde le respecte au sein de l’armée, du trouffion jusqu’au plus haut gradé. Le voici devenu ce que tant d’américains prêts à défendre leurs pays voudraient devenir : un héros !

Seulement, plus il pressera la queue de détente plus il sera confronté à un ennemi aussi redoutable- et même insoupçonné- que les «  Barbares » face auxquels il faut partir en croisade : lui-même ; outre que le Chris Kyle idéalisé va intérioriser les exactions auxquelles il a assisté ou participé, il va se mettre en place en lui un mécanisme qui le décalera.

Quand les scènes de guerre tournent à 360, les moments paisibles- où il est en famille- sont ceux où justement Kyle peut péter un boulon : un bruit inhabituel qui le met aux aguets ; une voiture aperçue dans le rétroviseur qui lui laisse penser qu’il est pris en filature ; ou bien le chien de la famille qui veut jouer un peu brutalement avec l’enfant.

Cela s’appelle un syndrome post-traumatique.

Une vision simpliste ?!

L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés jans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages cela n’est pas de chez nous « ,  » on ne devrait pas permettre cela « , etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire  » de la forêt « , évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. […] Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était ou non, sujet à la putréfaction.[…] Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou  » barbares  » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. Claude Levi-Strauss, Race et histoire

La notion d’ennemi n’y est pas claire. Les deux antagonistes principaux- un chef terroriste surnommé Le Boucher et un sniper- sont représentatifs de la caricature du méchant Arabe : brutal et cruel pour l’un, fourbe pour l’autre ; pour Le Boucher, Eastwood semble s’être inspiré d’un chef de milice Chiite, Abou Deraa. Le Sniper, qui tracassera tant Chris Kyle, semble lui venir d’un «  rebelle sunnite ». Or, sauf cas de personnes ermites recluses vivant sans électricité, tout-le-monde est censé savoir a minima que les bandes armées chiites et sunnites se tapent sur la gueule lorsqu’elles opérent dans le même pays !

Une lecture au second degré, avec plus de recul, pourrait contrebalancer qu’Eastwood s’est contenté d’adapter le point de vue «  idéalisé » de Chris Kyle et, surtout, qu’un réalisateur n’est pas forcément obligé de plaire à tout-le-monde. Après tout, d’autres films du genre n’ont jamais été remis en question sur leurs contenus : Le jour le plus long, Platoon, Full Metal Jacket, par exemple ; Clint Eastwood, réalisateur très à droite politiquement, est paradoxalement complexe. Rappelons qu’il se prononçait contre l’invasion en Irak en 2003. Pourtant, ici, il nous signe un film qui pris au pied de lettre laisserait penser que non seulement il promeut des relents de propagande US mais aussi un raisonnement qui est là bien problématique : «  Oui, nous avons commis des exactions. Mais celles des autres, les Barbares, étaient nettement pires ».

Le raisonnement est problématique en soi car il pourrait très bien être celui d’un milicien Chiite de l’époque, «  Les exactions sous Saddam étaient nettement pires et nous avions tout intérêt à réagir », ou encore celui d’un djihadiste sunnite ayant rejoint la « résistance irakienne » qui se faisait sous la bannière d’Al-Qaida au pays des deux fleuves devenu plus tard, leg d’Abou Moussab al-Zarqaoui, L’État islamique d’Irak, puis L’État islamique d’Irak et du Levant avec le conflit Syrien, puis L’État islamique tout court : «  Les Kouffars nous faisaient bien pire. Allah n’aime pas l’injustice et punit les mécréants ».

Le vrai Chris Kyle, plus bourru, était un personnage nettement controversé. Sa brouille avec l’ex-sénateur et catcheur Jesse Ventura n’est pas évoquée. Dans son autobiographie éponyme il se targuait d’être un croisé et qualifiait les Irakiens de « Sauvages ». Pis encore, il exprimait son regret de ne pas en avoir tué assez. Ça, plus les paroles à propos des «  gauchistes d’Hollywood », sur la position de la France, et le fait qu’il aimait se faire photographier avec des armes autour et un arrière-fond complété par un drapeau étasunien, ça nous donnerait la caricature de l’abruti de patriote américain.

Autre objection levée par les détracteurs du film est qu’il serait un justificatif à l’invasion de l’Irak par l’armée américaine, qui, rappelons-le, est fallacieuse dès le départ. Puisque nulle arme de destruction massive n’a été découverte et que l’Irak, fut-ce-t-elle alors sous un dictateur sanguinaire qui servît jadis nos intérêts, fut mise à feu et à sang pour rien. Et tel quel, les soldats US sont présentés comme de nobles guerriers venus combattre le mal. Un article sur le site ( très orienté) de Middleeasteye.net n’y va pas avec le dos de la cuillère. Le long métrage est quasiment comparé à un film de propagande nazie. Pointant la documentation des faits, l’auteur- CJ Werleman- rappelle que la réalité des combats entre insurgés et soldats US est loin d’être aussi idyllique que le film le représente: utilisation du Phosphore Blanc, brimades infligées aux populations, bavures, la liste est déjà longue et l’épisode Abou Ghraib avec la soldate Lynndie England trainant un prisonnier en laisse- ou se prenant en photo derrière une pyramide de corps nus- continue de rester dans les mémoires…

C’est d’ailleurs à Abou Ghraïb que se seront connus les cadres de la future O.E.I.

Néanmoins, chez Eastwood la couleur du sang reste la même, depuis le cadavre d’un enfant irakien exécuté à la perceuse ou bien du crâne d’un marine shooté: rouge sombre!

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