1) Pouvez-vous présenter et décrire votre parcours? Êtes-vous affilié à un parti ou à un mouvement politique?
Après une maîtrise en droit, je suis entré à Sciences Po et ai connu une brève expérience dans le journalisme alors que j’étais encore étudiant. Quand j’ai eu mon diplôme, je me suis demandé si je tentais de percer dans le milieu de la presse ou si je continuais mes études. En fait, l’exercice journalistique me frustrait quelque peu, car la nature du métier, sauf si vous faites de l’investigation, fait que vous zappez d’un sujet à l’autre sans avoir le temps de vraiment approfondir. Et il faut se dire que c’était en 2002/03, bien avant l’arrivée des réseaux sociaux et des smartphones ! Je plains les jeunes journalistes d’aujourd’hui, qui doivent réagir à la seconde et produire des articles de façon industrielle… J’ai donc décidé de me tourner vers la recherche en science politique. Je me suis inscrit dans un DEA (on dirait master recherche aujourd’hui) de politiques publiques à Sciences Po, puis ai enchaîné sur une thèse de doctorat soutenue en février 2009. Je travaille depuis sur des questions liées à la police que l’on pourrait qualifier de “quotidienne”, en me centrant sur les relations police-population, l’évaluation de la performance des forces de l’ordre et la sécurité publique. Je suis chercheur associé au Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales (CESDIP) depuis 2014. Je n’ai aucune affiliation politique, je ne suis et n’ai jamais été membre d’un parti.
2) Quelles sont les raisons qui ont orienté votre travail de chercheur sur la police, et, plus globalement, sur la sécurité en général?
Très honnêtement, les raisons initiales n’ont rien à voir avec de grands questionnements scientifiques (ils sont venus après, rassurez-vous !). J’avais 25 ans, je m’étais inscrit dans ce programme de recherche en politiques publiques et il fallait trouver un sujet de mémoire. J’ai toujours été très intéressé par la société américaine dans son ensemble et plus particulièrement par sa, ou plutôt ses polices. Forcément, je fais partie d’une génération qui a grandi avec un certain nombre de séries policières et de films et j’avais envie de voir l’envers du décor, de vérifier si la réalité correspondait à la fiction. De plus, j’avais été très marqué par deux événements qui ont placé Los Angeles et sa police sur le devant de la scène : l’affaire Rodney King et les émeutes qui en ont résulté, ainsi que le procès d’O.J. Simpson. En creusant un peu, j’ai découvert que le premier événement cité avait déclenché une remise en cause et une réforme des stratégies du LAPD. J’ai donc choisi ce sujet et suis parti faire du terrain à Los Angeles pendant deux mois. J’ai absolument adoré cette expérience. Humainement d’abord, car j’ai vécu des moments fascinants, notamment au cours des patrouilles que j’ai pu faire avec le LAPD, et ai rencontré tout un tas de personnes avec lesquelles je suis parfois resté en contact. Scientifiquement ensuite, car on se rend compte que le sujet de la sécurité et de la police renvoie à des enjeux politiques et sociaux plus globaux autour de la relation Etat-citoyens. A la fin de cette année de DEA, j’ai décidé de poursuivre en thèse et de comparer cette fois-ci France et Etats-Unis, car je voyais bien qu’il y avait des questionnements communs sur l’implantation de la police sur un territoire, les relations avec les minorités, la pression du politique et de l’opinion publique, les modes d’action. Je me suis depuis centré avant tout sur la police française, même si j’ai eu l’occasion d’aller sur quelques terrains étrangers, comme le Royaume-Uni notamment.
3) Que peut-on dire sur l’état actuel de nos forces de police? Sachant que beaucoup de critiques soulignent plus que souvent des travers individuels ( racisme, incivisme, méconnaissance du droit) ou institutionnels (armements, carence au niveau informatique, matériels, charge administrative) que pourrait faire un gouvernement pour optimiser ses services de police?
C’est vrai qu’il est intéressant de voir à quel point les derniers mois ont révélé au grand public deux facettes de la police et par la même occasion la relation ambivalente que l’on entretient avec elle. D’un côté, les attaques terroristes visant directement des policiers et le mouvement de protestation des forces de l’ordre à l’automne, suite au drame de Viry-Châtillon, ont généré une vague de sympathie à leur égard, avec une focalisation sur leurs conditions de travail, leur rôle de protecteurs des personnes, des biens et de la République, ainsi que le manque de considération dont ils souffrent. De l’autre, l’affaire Théo et le maintien de l’ordre autour de la loi travail ont montré la police sous un autre jour, comme une institution injuste, brutale et discriminatoire, qui devrait être davantage contrôlée et sanctionnée. Comme je le dis toujours, ce sont deux facettes de la même histoire et elles comportent toutes les deux leur part de vérité. Pour répondre à ces enjeux, on ne peut pas juste se contenter d’augmenter les effectifs. En plus des questions que vous soulevez sur les équipements et les conditions de travail des policiers, il faut plus généralement s’interroger sur ce que doit être le rôle du policier et quelque part lui redonner du sens. Comment y arriver ? On peut imaginer plusieurs pistes : réduire les charges administratives en embauchant du personnel non policier, recréer de la patrouille pédestre autant que faire se peut pour être au contact des gens, sortir de cette doctrine du tout-réactif qui consiste à démultiplier les unités dites “offensives” sur la voie publique, imaginer d’autres indicateurs de performance qui prendraient en compte la qualité du travail policier.
4) De quels pays devrions-nous nous inspirer: les pays Scandinaves, le Canada, les USA?
Aucun pays n’a inventé la recette miracle et chaque société est différente. Mais je trouve que les Britanniques ont adopté des principes très intéressants : la prise en compte de la satisfaction de la population dans les critères d’évaluation de la police, l’existence systématique d’unités de police quartier, la philosophie du “policing by consent”, qui consiste à systématiquement rechercher le dialogue et le consensus quand cela est possible, le recrutement massif de personnel administratif pour que les policiers n’aient plus à effectuer de tâches d’accueil ou d’administration. Après, rien n’est parfait là-bas non plus, ils ont connu d’énormes coupes budgétaires et ont été soumis à une forte pression statistique ces dernières années.
5) Et la sécurité devient, de plus en plus, une affaire privée…
Oui, et c’est la conséquence logique de ce que je viens de dire : les ressources publiques sont en baisse ou en stagnation, la demande de sécurité de plus en plus forte, sans compter la multiplication au cours des dernières décennies de lieux privés accueillant massivement du public, comme les centres commerciaux ou les salles de spectacle. Avec la menace terroriste, il a fallu recruter dans ce secteur car les gérants de ces lieux ont décidé d’instaurer un filtrage et un contrôle des sacs au lendemain des attentats de novembre 2015 notamment. De même, l’Euro 2016 a boosté cette activité. Sans oublier que les possibilités de s’armer pour les agents de protection rapprochée ont été assouplies. Néanmoins, nous sommes encore loin des proportions observées en Europe de l’Est, aux Etats-Unis ou au Brésil car nous restons un pays à la tradition jacobine, où l’on est attaché à la prééminence de l’Etat dans ce domaine régalien qu’est la sécurité.
6) Vu des écrans, on a l’impression que les médias ont fait de l’insécurité ( et du terrorisme) le thème principal de leurs JT. Cela ne risque-t-il pas de créer de la psychose parmi la population? Surtout si l’analyse est mauvaise…
Le fait que vous décrivez n’est pas forcément nouveau : le crime a toujours fait vendre et la presse l’a compris très tôt, dès le 19e siècle. L’étude des couvertures des hebdomadaires français dans les années 1970 est également éloquente : on y parle régulièrement d’explosion du crime, de sentiment de peur parmi la population, de basculement dans une époque de violence. Le rapport Peyrefitte (du nom du ministre de la Justice de l’époque), publié en 1977 et qui portait sur les questions de sécurité quotidienne, souligne d’ailleurs cet état de fait. Mais il est indéniable qu’il y a eu une accélération à partir des années 1990 et surtout au cours de la campagne de 2002. Laurent Bonelli l’a d’ailleurs très bien documenté dans son ouvrage “La France a peur”, où il recense le nombre d’émissions consacrées à cette thématique au cours de la législature 1997-2002. Forcément, la montée en puissance des chaînes d’info en continu et des réseaux sociaux n’ont fait qu’amplifier la chose, des événements moins médiatisés auparavant pouvant rencontrer un écho démesuré du fait de ces nouvelles caisses de résonance qui fonctionnent à l’immédiateté et ont besoin d’alimenter en permanence le flux d’informations diffusées. Evidemment le risque de psychose est grand (et parfois avéré) car le téléspectateur peut avoir le sentiment que le pays est à feu et à sang à force d’entendre parler de violence, de trafics et de terrorisme, alors que fort heureusement l’homicide reste quelque chose de tout à fait exceptionnel en France (approximativement 900 en 2016), malgré les attentats, et que le gros de la délinquance est constitué de vols sans violence (700 000 faits en 2016 selon l’Enquête Cadre de Vie et Sécurité).
Néanmoins, il ne faut pas tomber non plus dans le travers inverse qui consisterait à dire que la délinquance serait une pure invention médiatique ou de minimiser la gravité de ce que subissent les victimes de violences ou de vols, sous prétexte que la situation est bien pire ailleurs (ce qui est incontestable si l’on se penche sur les statistiques des homicides en Amérique Latine par exemple, où 1/3 des homicides mondiaux sont commis). Il faut tout simplement évaluer le problème avec précision et de façon dépassionnée, tout en recherchant des solutions conciliant la légitime aspiration à la sécurité de nos concitoyens et le respect des libertés et des droits consubstantiels à nos sociétés démocratiques. Le souci est qu’il est justement difficile d’avoir un débat serein sur la question, tant il a été politisé et hystérisé, entre ce que j’appelle la “droite hospitalière” (celle qui traque les bobos), la “gauche gastrique” (celle qui a tout le temps la nausée) et la “presse motocross” (celle qui se passionne pour les dérapages). Toute tentative de description ou d’explication dépassionnée de la réalité dans le domaine de la sécurité déclenche des accusations qui relèvent généralement plus de l’idéologie que du débat intellectuel honnête : pour certains, critiquer certains aspects des méthodes policières fait de vous un anti-flic primaire et un complice objectif des délinquants (voire des terroristes), pour d’autres, argumenter sur les conditions de travail difficiles de la police et la pression à laquelle ils sont soumis vous transforme en suppôt de l’Etat sécuritaire.
7) Justement, vous n’hésitez pas à intervenir dans les médias : comment se positionner en tant que chercheur quand on intervient sur une chaîne d’info, où par définition on n’a que quelques minutes pour expliquer des mécanismes complexes ?
C’est une question délicate effectivement et un sujet de débat dans le monde académique. Y aller, c’est prendre le risque de tenir un propos simplifié et d’être poussé à dire ce que l’on n’a pas envie de dire ou de parler de choses qui sortent de votre domaine de compétences. Mais ne pas y aller, c’est laisser d’autres le faire à votre place et pas forcément les plus pertinents. Je fais donc le premier choix : je pense que c’est notre rôle que de sortir parfois de nos universités, de nos labos et de nos séminaires pour parler au grand public, d’essayer de diffuser la connaissance, mais aussi d’occuper le terrain face aux nombreux imposteurs qui occupent ce champ. Quand j’y vais, je sais que je ne vais pas avoir des heures pour parler et que je vais être vu par des non-initiés. Il faut donc avoir des arguments clairs, démonter les idées reçues en quelques phrases, être synthétique, user d’anecdotes et de chiffres-clés qui illustrent le propos, et surtout éviter de s’aventurer sur des terrains qui ne sont pas les vôtres, car vous pouvez y laisser toute votre crédibilité. Je refuse systématiquement les débats consacrés au terrorisme ou au renseignement car ça n’est pas mon domaine de spécialité. Et quand malgré tout on me pose une question sur le sujet (ce qui malheureusement arrive souvent : quand vous travaillez sur la sécurité, on pense que vous avez forcément des compétences en matière de terrorisme), soit je renvoie à tel ou tel expert reconnu dans ce champ, soit je dis tout simplement que je n’en sais rien ! On m’a récemment demandé lors d’une émission ce qu’était un signal faible : je n’en ai aucune idée et je n’allais pas l’inventer. J’ai donc dit que ça n’était pas mon domaine d’expertise et nous sommes passés à autre chose. Ceci n’est pas une honte et c’est mieux que de passer pour un imposteur.
8) En même temps n’est-on pas, aussi, comme appauvri intellectuellement à cause de toutes ces séries B américaines?
Je ne serais pas aussi catégorique. Tout d’abord, ce sont ces séries B qui ont attisé ma curiosité et m’ont poussé à m’intéresser à l’envers du décor, comme je le disais plus haut. Ensuite, il existe vraiment un divertissement télévisé et cinématographique de qualité lié à la police et à la criminalité aux Etats-Unis : The Wire évidemment, mais aussi Southland, Dark Blue, The Shield, End of Watch, NYPD Blue… Bien entendu, certaines séries peuvent induire une représentation faussée de la police et de son travail, je pense notamment à celles focalisées sur la police scientifique, mais je pense que les gens savent faire la part des choses et reconnaître ce qui est réaliste et ce qui relève du spectacle. En revanche, je suis persuadé que ces reportages en immersion qui pullulent sur la TNT font beaucoup de mal au débat sur la question et aux forces de l’ordre elles-mêmes. Les téléspectateurs partent justement du principe que c’est réaliste car il s’agit d’un documentaire et non d’une fiction. Et le souci est qu’il s’agit d’un condensé du travail de la police et non une image fidèle de la journée-type du policier. Qu’est-ce qu’on y voit ? Des policiers qui font des missions génératrices d’adrénaline et qui généralement résolvent les affaires. En réalité, il faut des semaines, voire des mois de tournage pour avoir 50 minutes d’images excitantes et valorisantes pour la police au milieu de centaines d’heures d’ennui, de routine et de procédures administratives. Le problème est que les gens retiennent que les policiers sont capables de tout résoudre et sont donc forcément déçus quand ils sont confrontés à la réalité.
9) Pour finir: décrivez-nous votre passion pour le football.
Oh la la, il ne faut pas me lancer là-dessus ! Oui, j’ai une passion dévorante pour le football et surtout ses à-côté. Je suis tombé dedans quand j’avais 8 ans, lors de la coupe du monde 1986 au Mexique. Je me souviens que mon père m’a abonné à Onze, qui ne s’appelait pas encore Onze-Mondial, juste après la compétition. Un an plus tard, j’allais au Parc des Princes pour la première fois. Je répète souvent que j’ai vécu quelques-uns des meilleurs moments de ma vie au stade. Il y a peu de lieux où l’on vit de tels moments de jubilation collective. D’une façon générale, le foot nous raconte quelque chose sur la société à travers ses rivalités et ses traditions : les clivages sociaux, politiques ou religieux, les traumatismes historiques, les mythes fondateurs, les valeurs d’un quartier, d’une ville ou d’un pays, la situation économique… Et puis le monde des supporters a toujours exercé une fascination sur moi car c’est au fond un engagement totalement désintéressé dans la plupart des cas : on passe des heures à préparer des tifos, à faire des déplacements, on chante non-stop pendant les matchs, on dépense des sommes importantes sans attendre grand-chose en retour, si ce n’est voir son équipe faire honneur au maillot sur le terrain. De même, le hooliganisme m’a toujours intéressé et, même si je n’ai jamais mené de travaux universitaires sur la question, j’ai toujours cherché à comprendre le phénomène en allant au-delà des analyses simplistes du type « ce sont des abrutis, ils n’ont rien à voir avec le football ». J’ai d’ailleurs plusieurs projets en cours sur le sujet, mais je n’en dis pas plus pour le moment !
Une réflexion sur “Entretien avec Mathieu Zagrodzki”