Pouvez-vous expliquer au profane ce qu’est le Mutazilisme et en quoi il serait exceptionnel?
Mamun : Prosaïquement, pour le mutazilisme, il est vital que tous les musulmans utilisent d’abord la raison comme moyen de comprendre et de vivre leur foi. C’est pourquoi Al ‘aql awalol adilla (La raison est la première preuve). Ce qui veut dire, que pour connaître Dieu, et pour vivre en harmonie avec les valeurs religieuses, le premier outil que nous devons mobiliser, c’est la raison. Les autres musulmans l’utilisent aussi, mais tous l’assujettissent à la Révélation. Pour nous, c’est la raison qui prime. C’est pourquoi, nous avons un autre adage, déjà ancien « Nous refusons la foi comme chemin vers la religion si elle n’admet pas la raison » Narfoudhou al imane tariqane ila al dine idha lam yaqbaluhou al ‘aql.
C’est ce qui fait du mutazilisme quelque chose d’exceptionnel à mon sens. Il combat la pensée magique ou le fatalisme. Croire en Dieu et avoir une religion ne veulent pas dire renoncer à son être, à sa raison et à son libre-arbitre, au contraire, c’est les mettre en interrogation et en mouvement.
Mutakallima : J’ajouterais que l’i’tizal (mutazilisme en arabe) est une méthodologie de l’esprit, une manière de « se retirer, se séparer », ou encore prendre du recul par l’exercice du sens critique, notamment vis-à-vis des dogmes établis. Ce qui fait surtout l’originalité du mutazilisme sont deux éléments : la foi en la liberté de l’Homme et au Coran créé. Tous les sunnites perçoivent le Coran comme incréé, ce qui implique d’un point de vue rationnel une co-éternité. Seuls les chiites et les ibadites considèrent aussi le Coran comme créé. Or, pour nous, seul Dieu est éternel, il ne peut y avoir deux éternités. Le Coran est une créature de Dieu comme les autres et est soumis au temps qui passe ainsi qu’aux transformations humains. Découle de cela la nécessité d’adapter ce texte à tout contexte, qui n’est pas immuable en tout temps et en tout lieu.
Les mutazilites étaient les partisans de la raison et s’opposaient aux partisans de l’imitation de la tradition prophétique (taqlîd) que suivaient surtout les Hanbalites. Les mutazilites préféraient utiliser leur capacité de réflexion pour interpréter les textes de l’islam (Coran, Sunna) en mettant l’accent sur une lecture littéraire du texte dans sa dimension métaphorique, plutôt que d’imiter de manière littérale les prescriptions normatives du corpus.
Cependant, je tiens à préciser que ce mouvement n’est pas « exceptionnel » au sens où il serait la Vérité absolue. Il ne s’agit pas de tomber dans le piège habituel du dogmatisme et de figer à nouveau l’interprétation. Mais il ne s’agit pas non plus de tomber dans le relativisme : en mettant en avant ce courant, nous souhaitons surtout proposer autre chose, une autre manière de vivre l’islam afin de réaffirmer le pluralisme de cette religion. Nous le revendiquons car les idées du mutazilisme correspondent à notre affinité spirituelle et elles nous semblent être un bon moyen de revivifier notre foi grâce à la raison.
Le philosophe Platon serait sa source d’inspiration majeure?
Je dirais plutôt que la pensée grecque, de manière générale, a joué un rôle important pour fournir à l’islam des outils pour penser, comprendre et réfléchir la Révélation et lui donner sens. Tout l’islam porte en lui les enseignements, non pas directement de Platon, mais plutôt du néoplatonisme de Plotin, lui-même platonicien tardif nourri de l’aristotélisme et du stoïcisme. Mais cette influence est une influence sur les moyens, non sur les fins. Autrement dit, la pensée grecque a permis de faire fructifier la réflexion sur la théologie musulmane. Or la théologie, c’est comme le répétait souvent Mohamed Arkoun, « l’intelligence de la foi mise à l’épreuve du temps », définition elle-même donnée par un jésuite médiéval en conflit avec l’Église. Donc, il n’y a pas de syncrétisme. La philosophie nous a permis d’approfondir notre méditation du Livre, elle ne les remplace pas. La source majeure de compréhension de la religion est dans l’emploi simultané de la raison et du Livre : l’écrit (essentiellement le Coran) et le manifeste (création). La sunna (tradition du prophète) est une source réellement secondaire. En aucun cas elle ne peut remplacer le Coran ou les données élémentaires de la raison.
Est-il exact que ce courant de pensée aurait influencé des théologiens chrétiens et juifs durant l’ère médiévale ?
Oui en effet. Une quarantaine d’années après l’apparition supposée du mutazilisme, au VIIIe siècle à Basra (pour les mutazilites eux-mêmes, leur enseignement remonte au prophète), a eu lieu un schisme important dans le judaïsme. Un rabbin du nom de Anan Ben David fonde un courant juif indépendant de la tradition talmudique. Lui et ses disciples rejettent l’enseignement du Talmud, eux se réclament Benè-Miqra, « fils de l’Écriture » ne reconnaissant comme autorité suprême que la Torah. Leur courant est connu sous le nom de Karaïsme. La plus ancienne synagogue à Jérusalem actuellement (XIe siècle) est karaïte. On a parfois désigné ce courant par « mutazilisme juif » (cf. Histoire de la philosophie médiévale de Alain de Libera). Le karaïsme a énormément influencé la pensée juive ultérieure, notamment par les controverses occasionnées contre eux. Mais d’autres juifs que les karaïtes ont aussi désigné par cette dénomination de mutazilite, comme l’Égyptien Saadia Gaon (m. 942), un des grands maîtres juifs de l’histoire, le premier à avoir écrit un traité de halakha (juridiction religieuse) en arabe, à la place de l’araméen.
D’ailleurs, à la fin du XIXe siècle, c’est dans les restes d’une synagogue karaïte du Caire que l’on a trouvé des ouvrages mutazilites [musulmans] d’Abû Hashim Al Juba’i, l’un des plus grands métaphysiciens, et une grande source d’influence pour Ibn Arabi. Dans le livre de Alain de Libera, il a été fait mention d’un « mutazilisme chrétien » byzantin. Malheureusement, nous n’avons pas assez de sources là-dessus à ma connaissance.
Qu’est-ce qui a motivé cette controverse entre Mutazilites et Asharites?
Mamun : Vaste question. Mais disons que selon l’hérésiographie classique, Abû-l-Hassan Al Ash’ari, fondateur de l’asharisme, aurait quitté le mutazilisme quand il eut 40 ans après avoir posé une « colle » à son maître mutazilite, Abû Ali Al Juba’i (le père d’Abû Hashim) sur la théodicée divine. Incapable de répondre, Al Ash’ari aurait alors découvert l’inanité du mutazilisme. Il aurait alors reconnu la justesse des vues d’Ahmad Ibn Hanbal, fondateur du hanbalisme (les hanbalites condamneront l’asharisme, de même que leur descendants actuels, les salafistes). Selon les mutazilites, Al Ash’ari a quitté le mutazilisme parce qu’il espérait prendre la tête de l’école après son maître Abû Ali. Mais celui-ci a choisi pour successeur son fils, Abû Hashim. Al Ash’ari aurait alors fondé son propre cercle. Version plus prosaïque, et surtout que le problème posé présuppose des idées non mutazilites. Depuis, le sunnisme a tourné le dos au mutazilisme et a choisi l’asharisme comme théologie officielle. A l’exception des hanafites, qui ont opté pour une troisième école, par bien des aspects plus proche du mutazilisme, le matûridisme.
Mutakallima : Les mutazilites et asharites étaient au départ très proches dans le sens où ils étaient tous des mutakallimûn ou ahl al-kalâm (les partisans de la dialectique grecque). Même s’il Al Ash’ari continua à utiliser la raison pour élucider la Révélation, il divergea sur certains points théologiques que je résumerais ainsi :
1) Il refusait la dimension métaphorique du Coran concernant les attributs de Dieu : si pour les mutazilites, le fait que Dieu puisse s’asseoir sur un trône est une métaphore de sa souveraineté, pour les asharites, il s’agissait d’un attribut réel. De même, il estimait de manière littérale que la vision de Dieu dans le monde futur était une réalité et non une métaphore.
2) Il refusait l’idée du Coran créé.
3) Il refusait l’idée d’une totale liberté de l’Homme : c’est Dieu qui créé toutes les actions, bonnes ou mauvaises, puis, une fois créées l’Homme est seulement capable d’acquérir (kasb) ces actions mais ne pouvaient pas les créer lui-même.
Confirmez-vous que l’influence de la pensée déterministe d’Al-Ghazali aurait déteint sur l’Islam?
Al Ghazali a été largement récupéré dans un but précis. Mais un auteur aussi complexe et profond soit-il n’aurait pas pu marqué autant tout l’islam. Le tournant déterministe a été un tournant politique. Il était nécessaire pour les pouvoirs en place de légitimer leur souveraineté en imposant le conformisme, et une idée de fatalité. En réalité, l’asharisme, souvent considéré déterministe, ne l’est pas réellement. Pas dans ses principes, mais à l’instar des températures réelles et ressenties, l’asharisme a fini par produire une pensée du genre déterministe et son fameux « mektoub », c’est écrit. Al Ghazali tient un discours pratiquement mutazilite lorsqu’il parle de la raison, même s’il est vrai, qu’il privilégie l’expérience intuitive, l’expérience sensible pour se rapprocher de Dieu. Mais il est vrai que les positions mutazilites sont plus en résonnance avec Averroès (m.1198)** qu’avec Al Ghazali (m.1111).


Comment sont aujourd’hui reçus les écrits mutazilites?
Mamun : Je dirais qu’ils sont reçus de manière schizophrénique. Certaines idées mutazilites ont du mal à être comprises pour ce qu’elles sont, et elles restent polémiques. Comme par exemple, la question du statut du Coran. Peu d’écrits mutazilites nous sont parvenus à cause des destructions des textes anciens et de la persécution qu’ils auront subi. Dans la littérature, certains écrits de l’école font autorité partout dans le monde arabe, ainsi d’Al Jahiz (m. 867), dont un islamologue contemporain Arnim Heinemann a traité dans un livre au titre éloquent Al Jahiz : a muslim humanist for our time ; l’autre auteur peu connu aujourd’hui encore (à l’exception de chez les spécialistes) est Abû Hayyân Al Tawhidi (m.1023). Mais ces deux-là sont surtout respectés pour leurs apports littéraires. Al Zamakhsharî (m.1143) est le seul auteur mutazilite dont nous avons un commentaire du Coran complet. Celui-ci fait autorité surtout pour sa maîtrise linguistique. Le mufti d’Égypte, Muhammad Abduh (m.1905), l’un des pères de la renaissance musulmane contemporaine, recommandait aux musulmans de ne lire aucun commentaire du Coran pour ne pas se surcharger des lourdeurs du passé, à l’exception de l’ouvrage de Zamakhsharî en raison de sa maîtrise de la langue. Malgré la condamnation du mutazilisme dans le sunnisme contemporain (mais pas chez tous les sunnites), Zamakhsharî fait autorité tout de même. Par contre, la plupart des réformistes y puisent largement, surtout en référence au concept du Coran créé (Mohamed Arkoun, Nasr Hamed Abû Zayd, ou Abdelwahhab Meddeb entre autres).
Mutakallima : Nous n’avons pas d’éléments concrets sur leur réception actuelle : pour la simple et bonne raison que les écrits mutazilites sont souvent peu traduits en langues occidentales et peu connus chez les arabophones car ils ont très souvent été transmis jusqu’à aujourd’hui au sein des textes de leurs opposants. Dans les milieux traditionalistes, les mutazilites continuent à être mal vus souvent considérés comme issus d’une secte minoritaire ancienne qui est morte il y a bien longtemps et qu’il serait inutile de faire revenir puisqu’il y aurait consensus aujourd’hui concernant le dogme.
7) Sujet plus terre-à-terre: la prédominance médiatique des courants salafistes non-djihadistes, des Frères Musulmans, du Tabligh, ou du Hizb ut-Tahrir***, n’obstruent-elles pas tout l’intérêt qu’on aurait à s’intéresser vers ce courant?
Mamun : Non au contraire. Le discours de tous les gens que vous citez (bien que le hizb ut-tahrir recouvre des réalités différentes selon les pays), relève fondamentalement d’une dynamique de l’imitation (taqlid). Or, si l’on devait schématiser les deux grandes tendances sous-jacentes à tous les débats et controverses islamiques depuis la mort du prophète, il faudrait parler de la tendance qui défend l’idée qu’on ne doit comprendre la religion qu’en « imitant » (imitation/naql) les anciens ; l’autre, serait de défendre l’idée qu’il faut comprendre la religion en s’appuyant sur la raison (‘aql) et l’opinion personnelle. Bien sûr, entre les deux positions, il y a tout un panel d’écoles et de penseurs. Parfois les positions étaient rédhibitoires, parfois, elles étaient proches etc. Tout ce détour pour vous dire que les musulmans dont vous parlez relèvent de l’islam « imitatif ». Il n’y a pas beaucoup de place dans les médias pour les partisans de l’islam de raison. Quand c’est le cas, vous trouverez toujours de belles âmes pour dire que les portes paroles de cet islam ne représentent rien et personne, ou encore que ces mêmes personnes, des islamogauchistes « font le jeu des islamistes jihadistes ».
Notre discours, en tant que discours d’inspiration mutazilite, s’inscrit pleinement dans un islam de raison. Le mutazilisme a été le champion de cette tendance, mais n’en était pas le seul représentant, sans doute en a-t-il été le plus emblématique. Donc, le discours imitatif structure la compréhension de la plupart des musulmans ET des non musulmans. Je pense que dans ce contexte, non seulement il y a place à notre discours, mais plus encore, que notre voix est même nécessaire.
Mutakallima : Des musulmans et musulmanes s’intéressent à cet islam de raison. Ils sont bien présents, mais manquent de visibilité et de légitimité au sein même des mondes musulmans mais aussi dans les mondes non-musulmans. Tous ces mouvements que vous citez savent manipuler le champ médiatique. Ils maîtrisent bien leur communication et savent se diffuser largement, grâce à leurs réseaux de prédicateurs mis en avant par les chaînes satellitaires et grâce à leurs ressources économiques que nous n’avons pas ! Mais surtout, ils diffusent un islam assez simple et accessible : les mutazilites ont souvent eu la réputation d’être trop élitistes et de diffuser une pensée trop complexe. Le but de nos actions est aussi de corriger cela et de rendre accessible ce savoir, par sa diffusion et par sa vulgarisation ; mais surtout par l’évitement d’une pensée inutilement trop complexe.
Concernant L’État Islamique et les Ikhwans ( Frères Musulmans), il semblerait que le principe même du Califat ait été dénaturé, non?
Mamun : Le califat n’est pas un principe. Cela a été une réponse pratique à un problème concret. Le califat ne tire pas son origine d’une révélation divine ou de l’enseignement du prophète. Si les compagnons du prophète avaient opté pour un système républicain avec une assemblée (majliss), un système oligarchique ou même pas politique du tout, cela n’aurait rien changé à la religion. Le terme même de « califat » qui nous vient de l’arabe khilafa veut dire « succession », « gestion », « lieutenance »…C’est Abû Bakr, qu’on a désigné nouveau chef des musulmans à la mort du prophète qui a choisi cette dénomination. Il se voulait lieutenant du prophète khalifat rassoul Allah. Le premier dynaste musulman, de la famille omeyyade, Mu’awiya, dira qu’il est le khalifat ullah, lieutenant de Dieu, arrimant au califat une coloration sacrale du style « monarque de droit divin ». Reprenant les travaux de Ali Abderraziq (cf. L’Islam et les fondements du pouvoir, aux éditions La Découverte), on peut dire que l’abolition du califat n’avait rien de dramatique au contraire même.
Mutakallima : La conception politique du califat n’est qu’une interprétation parmi d’autre et assez réductrice par rapport au texte coranique ; elle fut élaborée par les premiers exégètes notamment dans le but d’assurer la légitimité politique des premiers souverains de l’Islam. Dans le Coran, le khalîfa est avant tout Adam. Les mystiques soufis ont interprété différemment ce thème. Dieu nomme Adam comme son successeur pour gérer la responsabilité de la Terre et demande ainsi aux Anges d’accepter de se prosterner devant lui. Dieu le nomme successeur alors qu’il sait que l’Homme est capable de semer la guerre et le sang, mais il accepte de lui faire confiance. C’est dans cette conception métaphorique et spirituelle que je comprends le sens de khalîfa et non dans un sens politique qui aujourd’hui est dépassé et a fait plus de mal que de bien à l’islam.
Il semblerait que les courants chiites soient moins hermétiques au mutazilisme….
Le mutazilisme a énormément influencé les autres courants de l’islam, le sunnisme pour commencer mais aussi et surtout le chiisme, et particulièrement le chiisme zaydite. D’ailleurs, outre la découverte faite à la fin du XIXe siècle dans une synagogue karaïte du Caire, l’autre grande découverte d’ouvrages mutazilites a eut lieu à la fin des années 1940, au Yémen, dans une mosquée de Sanaa, région sous influence du chiisme zaydite. Mais je voudrais insister sur un point. Le mutazilisme a été la première école de théologie sunnite. Et probablement l’école dont les thématiques et les problématiques ont été les plus poussées en termes de fertilisation de la pensée en alliant tout l’héritage disponible, philosophie grecque, sagesse du désert et méditation sur l’Écrit divin (Révélation et création). On retrouve du mutazilisme partout, et même chez certains de ses principaux détracteurs comme Al Ghazali (comme cela a déjà été dit), mais aussi chez des auteurs comme Ibn Taymiyya, considéré comme une énorme référence chez les salafistes. Ne parlons pas de l’asharisme, qui ne s’est jamais sorti d’une méthodologie mutazilite et de résultats (contradictoires) hanbalites.
Nous avons déjà parlé de l’influence du mutazilisme sur le judaïsme. Mais si l’on s’intéresse en particulier au rapport avec le chiisme, il faut dire un mot sur l’origine de l’école. Pour les mutazilites, le prophète Muhammad (pbsl) a enseigné son savoir (entre autres) à son cousin et gendre Ali. Celui-ci a enseigné à son fils Muhammad Ibn al Hanafyah, lui a son fils Abû Hashim, et lui à Wassil Ibn Ata. Le mutazilisme provient donc du prophète d’une lignée « alide ». Cela ne fait pas des mutazilites des chi’ites, mais cela créé des rapprochements. Zayd Ibn Ali, le fondateur du chiisme zaydite a été le disciple de Wassil. Et Abû Hanifa lui-même a reconnu Zayd en tant qu’imam légitime. Aujourd’hui, les cinq principes du zaydisme sont les mêmes que ceux du mutazilisme, (Unicité de Dieu, justice divine, promesse du paradis et menace de l’enfer, demeure intermédiaire et ordre moral). Les chi’ites duodécimains, majoritaires dans le chiisme, reprennent les deux premiers principes mutazilites. Mais plus largement, ils ont une lecture clairement marquée par le mutazilisme. Kamel Al Haydari, un imam chi’ite duodécimain actuel connu sur les réseaux sociaux a tourné une vidéo dans laquelle il dit explicitement que le chiisme doit énormément au mutazilisme.
Plus largement, le mutazilisme est une voie « transversale », en ce sens, que vous pouvez être mutazilite sunnite, mutazilite chiite, ou même mutazilite ibadite (troisième grande famille de l’islam), et enfin juif ou chrétien byzantin mutazilite !
Avez-vous un avis sur le Soufisme?
Mamun : On a un avis sur tout, ou on a surtout un avis… comme disait Coluche. Blague à part, le mot soufisme est un mot valise dans lequel on peut mettre tout et n’importe quoi. Si par soufisme vous voulez dire, vivre un lien, ou avoir une expérience du divin, alors le mutazilisme se marie parfaitement avec cela. Celui-ci met en avant la raison. Or comme le disait l’imam Ali « la raison est une épée tranchante ». Elle nous permet de nettoyer le chemin qui mène vers Dieu des scléroses, des encombrements, des charlatanismes et de toutes sortes d’idoles…la raison est un moteur, mais à tout moteur, il faut de l’huile, et de l’énergie. Cette huile et cette énergie, on les trouve dans la foi et dans ce qu’on appelle la fitra, notre nature primordiale, prédisposition au bien, à la compassion envers autrui, et envers toute chose qui relève de la création. Un moteur sans huile explose, et sans énergie, il tourne, mais fait du sur place. Autrement dit, la raison n’est pas suffisante. A l’intelligence de l’esprit, il faut absolument ajouter l’intelligence du cœur. Or cette harmonie cœur-esprit (en islam, le siège de la raison est dans le cœur, pas dans la tête), est omniprésente dans les grandes lectures soufies (cf le cheikh Khaled Bentounès par exemple de la tariqa Alawyya). Il y a donc un lien, qu’à titre personnel, je trouve naturel. Après, chacun est libre de faire comme il l’entend.
Mutakallima : Autre élément, il est important pour nous de nous inspirer de l’approche du divin développé dans le soufisme, car nous ne pouvons pas ignorer la connaissance intuitive de Dieu pour ne pas sombrer dans un rationalisme excessif. Un excès de raison ne mènerait que vers un positivisme qui serait d’une grande sécheresse pour la foi. La raison est avant tout un moyen de faire le tri, de discerner ce qui est inutile, néfaste et ce qui est utile et bon. Une fois les éléments superflus, il faut faire aussi confiance à une connaissance plus directe et indicible de Dieu.
Je crois avoir lu sur votre site une tribune où vous reconnaissez aux femmes un statut d’être humain libre de disposer de son corps, contrairement à d’autres esprits rétrogrades pour lesquels elles seraient inférieures…
Il est inutile (voire même aberrant) de rappeler que les femmes sont des êtres humains comme les autres et qu’à ce titre, en tant qu’êtres humains, elles partagent le destin commun de tous… C’est vraiment aberrant de le rappeler et encore plus aberrant de se dire que ce rappel peut – très malheureusement – être nécessaire. A ce titre, nous ne réfléchissons pas en termes de genre mais en termes d’espèce. L’être humain étant doué de raison, la femme ou l’homme étant des êtres humains, les deux sont donc des êtres rationnels. Donc ce que nous comprenons de la foi, des obligations rituelles, des recommandations, et plus largement de la portée spirituelle de notre religion n’est pas valable selon que l’on soit un homme ou une femme. Le seul critère est d’être croyant(e) et de vouloir vivre en conformité avec sa croyance. Ainsi, ce qui est interdit pour les hommes l’est aussi pour les femmes et vice versa. Et ce qui est autorisé aux hommes l’est aussi aux hommes, imamat compris. Seule une croyante ignorante et n’ayant pas les compétences ne peut pas devenir imame, de la même manière qu’un croyant ignorant et n’ayant pas les compétences ne peut pas devenir imam. C’est ce que la raison la plus élémentaire dit, c’est aussi ce que dit le Coran, et nous avons même un hadith où le prophète lui-même nomme une femme imame (Oum Waraqa, rapporté par Abû Da’ud pour les puristes).
Un mot sur l’inégalité prétendue entre hommes et femmes dans le Coran. Pour nous, il n’y en a pas. Le Coran dit lui-même que tous les versets ne se valent pas de la même manière. D’ailleurs cette question est prise en charge par la tradition, même la plus classique. Ainsi une des femmes du prophète est allée le trouver un jour pour lui demander la raison pour laquelle les versets coraniques étaient toujours adressés au pluriel masculin (même règle qu’en français). Le prophète a dit qu’il ne savait pas, mais qu’il allait invoquer Dieu pour obtenir une réponse sous forme inspirée. Quelque temps plus tard la réponse « tombe » (ou descend), c’est le verset 35 de la sourate 33 Les Coalisés : « Ceux et celles qui s’en remettent à Dieu, les croyants et les croyantes, les dévotieux et les dévotieuses, les hommes et les femmes de véridicité, de patience et de crainte, ceux et celles qui font l’aumône, jeûnent, contiennent leur sexe, pratiquent assidûment le Rappel, Dieu leur ménage Son indulgence, un salaire grandiose* ». Que dire après cela ?
Pour finir : quelle est votre position sur l’Apostasie?
Mamun : Nous croyons fondamentalement à la liberté et à la justice de Dieu. Si nous sommes heureux d’accueillir les nouveaux convertis, comment peut-on condamner ceux qui vont ailleurs ? Si vous refusez les convertis et que vous refusez que l’on vous quitte, c’est cohérent, mais tyrannique. Nous, nous voulons être cohérents, mais pas tyranniques. Donc, comme tout un chacun peut se convertir à l’islam, un musulman, peut devenir athée, ou se convertir à une autre religion. Le Coran contient au moins une dizaine de versets sur cette question. Les apostats y sont mal vus, c’est vrai. Mais nul n’a autorité pour les juger. Au contraire même, puisqu’il rappelle explicitement que le « retour » des apostats, comprendre leur mort, de même que le fait de « tenir les comptes », donc juger, n’appartiennent qu’à Dieu. Comme pour la précédente question, je conclurai avec un verset coranique qui s’adressait directement au prophète : « Lance donc le Rappel : tu n’es là que celui qui rappelle, tu n’es pas pour eux celui qui régit, seulement qui se dérobe, dénie, Dieu lui infligera le châtiment majeur. C’est à Nous qu’ils feront retour, et ce sera encore à Nous de dresser leur compte* ».
D’autant plus que même en s’appuyant sur la théologie classique actuelle, la shari’a a pour but de protéger cinq valeurs essentielles (maqasid al shari’a), il s’agit de : 1. La vie 2. La raison 3. La religion 4. Les biens 5. La famille (et par extension la protection de l’espèce). Ces cinq finalités, formalisées ainsi au XIIIe siècle par un imam espagnol, Al Shatibî, sont complètement cohérentes avec les droits de l’homme. Un imam tunisien du XXe siècle, Tahar Ben Achour, y a rajouté un sixième : la liberté. Aujourd’hui, des imams en proposent un septième : protéger l’environnement. Selon notre compréhension de la religion, je crois que nous pouvons adopter tous ces éléments qui sont tous en harmonie (finalités de la shari’a et Droits de l’homme) les uns avec les autres.
Mutakallima: Ma réponse est très simple: punir que ce soit par la peine de mort ou tout autre châtiment va à l’encontre des Droits de l’Homme. Pour cette simple raison, nous rejetons totalement et fermement l’idée de juger un individu lorsqu’il décide de quitter l’islam. Ceci est un droit, chacun et chacune possède une liberté de conscience inaliénable que rien ni personne ne peut attaquer. Nous avons besoin d’être absolument clairs sur toutes ces questions liées aux Droits de l’Homme, très souvent bafoués par des gouvernements qui se réclament de l’islam.
* Les traductions proviennent de Le Coran, Essai de traduction, de Jacques Berque.
** m pour mort et l’année du décès est en parenthèse.
*** Le Hizb ut-Tahrir ( Parti de la Libération) est un mouvement fondamentaliste transnational né d’une rupture avec les Frères Musulmans. Tout en se déclarant non-volent il milite pour le rétablissement du Califat. Contrairement aux salafistes quiétistes, pour lesquels le Djihad ne peut être déclaré que par une autorité reconnue, le Roi d’Arabie Saoudite en l’occurrence, ce mouvement estime que le Djihad ne pourrait être déclaré que sous une autorité califale. Il- le Hizb ut-Tahrir- est très répandu dans les pays du Caucase et d’Asie Centrale où il est suspecté d’activités terroristes, mais également en Angleterre, en Australie, en Tunisie, en Asie du sud-est ( Malaisie, Indonésie), ou dans le sous-continent Indien.