Nous assistons à une prise de conscience autour de la cause animalière ( qui n’est pas sans émotionnel grotesque!). Le cas de la Tauromachie est, avec les rituels d’abattages religieux, sans doute la Pomme de la Discorde. Tandis que Pro et Anti continuent ( et continueront) à s’affronter l’occasion est belle de faire place à une étude objective.
En recherchant les termes existant pour » jeu » dans les langues indo-européennes, sémitiques, finno-ougriennes, et d’autres encore, Huizinga remarque une diversité incroyable de connotations à l’activité ludique: le jeu comprend des activités légères comme le badinage, la danse, l’occupation agréable mais aussi la compétition sportive, le combat à mort, en passant par le jeu puéril, les jeux érotiques, l’art et la musique, à tel point qu’aucune langue n’est capable de le synthétiser dans un seul mot. Le jeu est une pratique courante et commune à toutes les sociétés animales et humaines de tous les âges et de tous les niveaux de développement. Il est au coeur de l’expérience humaine individuelle et par extension collective. Il est loisir, détente, plaisir, il est aussi émotion, spectacle et fête. » Il pare la vie « , comme écrit l’historien.
Mais qu’est-ce que véritablement le jeu?
Ensuite, il semble qu’en se développant et en se complexifiant, le jeu se ritualise. Le rite se place au carrefour de la nature, de la société, de la culture et de la religion. C’est une donnée de l’existence sociale qui semble la résumer, comme le jeu d’ailleurs. Quels peuvent être les rapports entre le rite et le jeu? Est-ce que le rite est inhérent au jeu? Ou l’hypothèse du jeu sans rituel est-elle possible? Ce que Duvignaud appelle » jeu » n’est pas loin de » rite » sous la plume de Rivière. La frontière est floue.
Et pour illustrer cette interrogation, nous avons pris un exemple concret, celui de la corrida espagnole.
La tauromachie est une pratique très ancienne en Espagne. Certains la font même remonter à la Préhistoire avec les chasses à l’aurochs. La corrida de notre époque n’est pas un sport, mais véritablement un jeu, un spectacle, qui comporte la mort du taureau. Or la mort est un phénomène mystérieux pour l’homme, phénomène qui le met en présence du » numineux » effrayant et attirant à la fois. C’est pourquoi la corrida devrait être un jeu plus ritualisé que n’importe quel autre jeu, pour rendre à l’homme ses points de repère et sa sécurité face à ce problème existenciel. Montherlant n’hésite d’ailleurs pas à la comparer à un sacrifice rituel. Mais est-ce vraiment le cas? Nous allons étudier quelle est la part du rite dans la corrida. Car n’oublions pas qu’à l’origine c’étaient de simples jeux » pour rire » de vachers ou d’employés d’abattoirs avec quelques taureaux plus agressifs que d’autres…
I. PLACE ET FONCTION DU RITUEL DANS LE JEU
A. La notion de jeu
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Pour Huizinga, l’auteur de Homo ludens, la définition du jeu est » une action libre, sentie comme fictive et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur, une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité, qui s’accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données, et suscite dans la vie des relations de groupe s’entourant volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis du monde habituel. »
(La tauromachie rassemble presque toutes ces caractéristiques: elle est libre dans le sens que les protagonistes ont d’eux-mêmes la volonté de jouer, les toreros font ce métier par passion, les spectateurs ne sont pas obligés d’acheter leurs billets et les taureaux sont en principe des taureaux de combat qui aiment combattre; » située en dehors de la vie courante « , elle l’est assurément, les corridas ayant toujours lieu les jours de fête, donc dans un temps circonscrit, et dans l’arène, un lieu circonscrit ; les spectateurs sont tellement absorbés par la corrida qu’ils sont parfois pris de transes; les règles de la corrida la font se dérouler dans l’ordre précis des trois tercios; le mundillo, milieu très fermé, regroupe tous les professionnels de la corrida, avec des règles précises, des costumes, des codes, un langage et donc un peu de mystère. Le seul point sur lequel ne s’accorde pas ce jeu est la notion d’ » action fictive « , car la mort du taureau n’est pas fictive. Nous reviendrons plus tard sur tout ceci.)
Cet historien de formation s’intéresse plus particulièrement au rôle des jeux compétitifs dans le développement de la culture. Le jeu collectif, qui existe déjà chez les animaux, oppose souvent deux groupes, mais il devient véritablement agonal quand il y a un enjeu. Plus le jeu est difficile, c’est-à-dire plus il requiert courage, force, adresse, dextérité et savoir-faire, plus la tension augmente chez les spectateurs. Et si le jeu produit de la beauté, il en acquiert une valeur pour la culture. Plus généralement, s’il est apte à élever le niveau de l’individu ou du groupe, il se convertit en culture. La représentation sacrée et la compétition solennelle sont les deux formes qui partout reviennent sans cesse et qui permettent à la culture de se développer comme jeu et dans le jeu. Ce qui importe dans la compétition est l’issue comme telle, sans rapport avec ce qui suit. Mais la réussite d’un joueur lui apporte prestige et avantages. Gagner, c’est manifester sa supériorité à l’issue d’un jeu, et souvent ceci dépasse le jeu en soi en attirant considération et honneur. (Nous verrons plus loin comment le jeu du torero en tant que compétition avec le taureau est une recherche de prestige.)
Or c’est l’aspiration fondamentale du genre humain: le jeu pour la gloire et l’honneur. Toute victoire représente pour le vainqueur le triomphe des puissances du bien sur celles du mal (la littérature tauromachique compare souvent le taureau au mal, combattu vaillamment par le bien, le torero), le salut du groupe qui l’obtient. Toute la conception religieuse de l’univers de la tribu primitive est liée à cette pratique compétitive. La hiérarchisation de la société (liée aux inégalités produites par la compétition), son système juridique (le procès, expression du droit par excellence, était à l’origine une forme de compétition entre rhéteurs, qui longtemps ne s’est pas fondée sur des principes moraux ni sur la recherche de la vérité mais sur la lutte verbale entre deux parties, surtout dans la Grèce antique), mais aussi la guerre (compétition à grande échelle), la sagesse (par le jeu des dialogues philosophiques du temps de Platon, des compétitions de résolution d’énigmes cosmogoniques dans l’Inde et la Chine anciennes, où celui qui posait une question à laquelle personne ne savait répondre était tenu pour le plus sage, la connaissance étant chez les peuples primitifs un pouvoir confinant à la magie), sagesse qui s’est élargie à la poésie, domaine encore incontesté du ludique et résumé de toute une culture avant même l’apparition de la littérature. (L’évolution de la tauromachie à travers les âges rend effectivement compte d’un processus d’intellectualisation du jeu: de plus en plus codifié et élaboré au point d’en devenir ritualisé, et même abstraitisé si l’on considère que de sanglante et cruelle elle est devenue esthétique, que le jeu du torero est devenu un art très pur, inspirant peintres, écrivains, musiciens et poètes.)
Ainsi, la culture naît sous forme de jeu, de compétition, mais repousse le jeu peu à peu à l’arrière-plan de la civilisation, cristallisé dans le sacré, la poésie, la politique, etc.
D’après Caillois, le jeu est » une activité propre, parallèle, indépendante, qui s’oppose aux gestes et aux décisions de la vie ordinaire par des caractères qui lui sont propres et qui font qu’il est jeu « . Pour lui, » le but du jeu est le jeu lui-même » (c’est pourquoi il peut traverser les âges sans encombre: depuis sa naissance, la corrida a toujours eu de féroces opposants comme l’Église, des mouvements d’intellectuels, etc., mais elle a toujours su sortir de ces démêlées, les contournant par toute sorte de moyens) ; le jeu a une structure propre qui revêt quatre formes:
– le combat ou la compétition (agôn) qui met en oeuvre la volonté individuelle, (et où Huizinga voit l’origine de la culture),
– les jeux de hasard, où cette volonté démissionne (et se remet entre les mains des dieux),
– le mimétisme, où l’on inverse le monde comme au carnaval,
– le vertige et la transe.
Finalement, d’après lui, le jeu est une activité globale qui n’est humaine que par ses jouets ou ses règles.
Dans Le jeu du jeu (1980), Duvignaud fait remarquer que le français regroupe deux notions sous le même terme: le jeu comprend le » play « , jeu libre, improvisé et sans règles, auquel s’adonne l’enfant, et le » game « , jeu dont les règles organisent le cours, codifié et la plupart du temps collectif.
Il conteste l’idée que la culture soit la cristallisation de l’activité ludique, car » la culture est l’ensemble des prescriptions, des valeurs et des obligations d’une société, tandis que le jeu-play paraît dépasser et contester dans son principe même ces structures établies » (Ceci aussi se vérifie dans la tauromachie: les sanfermines de Pampelune, ludiques autant que festives, sont effectivement l’occasion d’un défoulement général, de beuveries énormes, d’autant plus surprenantes que les castillans sont des gens sobres et sérieux. La définition de la culture devrait inclure ordre et désordres; ils me paraissent intimement liés: plus l’ordre est sévère, plus le désordre est grand dans les moments qui lui sont impartis. Ceci n’est-il pas courant dans beaucoup de sociétés?). Il existe en l’homme une part de ludique irréductible à toutes les structures (sociales, parentales…), à toutes les activités, même, des sociétés qui tentent de le récupérer ou de le sacraliser. C’est cette liberté et cette gratuité du jeu qu’il met en lumière dans son ouvrage.
Il y a des gestes, des comportements, des idées dans la vie quotidienne qui ne servent à rien, d’ » intentionnalité zéro « , c’est-à-dire » dont la finalité objective ne définit pas et ne justifie pas la manifestation « . Ces activités ouvrent une béance dans la vie collective, une rupture du temps où tout peut arriver. Le jeu n’est que le prétexte, c’est l’imprévisible qui fascine et qui donne le vertige, le » tremblement sacré « : pendant que la bille de la roulette tourne, l’individu se retrouve en tête-à-tête avec » une force innommée » capable de provoquer l’imprévisible et qui, » l’arrachant pour un instant aux frontières sociales ou juridiques, appelle à la communication de toutes les consciences entre elles « . Cette volonté de communication et de création, on la retrouve dans tous les aspects de l’activité ludique: la conversation errante, le bavardage des cafés, la rêverie, les explosions d’exubérance, parfois une certaine violence, mais toujours dans ces instants où tout, d’un coup, paraît possible. Le jeu ne dépasse jamais le » comme si « . Le plaisir qu’il procure ne résulte d’aucun assouvissement, d’aucune finalité. Dans l’imitation et la dérision, il ne cherche qu’à démonter le système sur lequel repose le respect et le sérieux. Regardé par un public, l’acteur essaie de composer une fiction qui suscite auprès des hommes et des femmes qui le voient des sensations et des émotions dont le concept n’a pas encore été trouvé ni codifié.
On découvre dans l’histoire des époques où des sociétés entières ont été prises par le jeu, sans considération de classe ou de caste: tous mobilisés par la même obsession d’une activité sans utilité. Le courant libertin du XVIIème siècle : des hommes et des femmes ont pris plaisir à jouer avec l’ordre, avec les moeurs, avec Dieu, ne voulant exercer aucun rôle, aucune fonction, exigeant d’eux-mêmes que leur vie ne serve à rien. Les folies de déguisement qui emportèrent les élites européennes à la Renaissance, inspirées par Ovide et ses Métamorphoses, » impliquant le changement de forme au-delà de tout déterminisme et de toute rationalité et la force d’un désir qui modifie le monde magiquement, à son gré. » Comme le délire baroque, manipulation de l’espace et des formes, ludique car ne se référant à aucun modèle ni code, toutes ces jeux sont caractéristiques d’une époque de transition dans l’histoire des civilisations et d’une tentative angoissée pour maîtriser l’univers en fuite.
Aujourd’hui, il y a toujours une vie qui n’est pas celle que définit le consensus, un courant d’activités » inutiles » ou ludique. Le nomadisme, la pop, le disco, des lieux de convivialités de toute sorte, et aussi la recherche du soleil, la moto, la flânerie, expériences libres et éphémères, qui ne s’épuisent pas dans la rationalité productive, ce sont » des fragments de durée arrachés au temps social mesuré en quantité de travail et de rentabilité « . Ceci dépasse le simple loisir, mais la société lui refuse cette légitimité, d’où des explosions de violence et la recherche continue d’abris où ces activités puissent s’épanouir à l’abri du regard social (sectes mystiques, exotiques, sportives, hallucinatoires ou politiques). C’est un symptôme commun à toutes les sociétés technologiques qui ont perdu leur part de rêve quotidien. Ces lieux de convivialité sont des niches ludiques » où s’est élaboré ce que nous appelons la culture et qui sont aussi des lieux de volupté et de bonheur. »
Duvignaud prend un parti opposé à celui d’Huizinga, Caillois et les autres. Il complète leur pensée en développant dans son acception philosophique et existentielle la notion du jeu libre sans finalité autre que lui-même. D’après lui, quand le jeu est organisé et possède des règles, c’est pour inverser l’ordre normal des choses, avoir une action complètement subversive sur la société. De plus le jeu se déploie toujours dans un lieu circonscrit, hors du commun, à valeur magique et sacrée. Le jeu ne semble pouvoir se dérouler que sur un Mont Olympe nouveau à chaque fois. La béance spatio-temporelle que la conscience perçoit alors et où elle appelle à la communication de toutes les consciences, rejoint la conception durkheimienne de la religion, consensus sacré totémisé. Or si la notion de jeu approche de si près celle de religion, il n’est pas étonnant qu’il soit ritualisé lui aussi.
B. La notion de rite
Dans Les rites profanes, Mr Rivière définit le rite ainsi: » ensemble de conduites individuelles ou collectives, relativement codifiées, ayant un support corporel (verbal, gestuel, postural), à caractère plus ou moins répétitif, à forte charge symbolique pour leurs acteurs et habituellement pour leurs témoins, fondées sur une adhésion mentale, éventuellement non conscientisée, à des valeurs relatives à des choix sociaux jugés importants, et dont l’efficacité attendue ne relève pas d’une logique purement empirique qui s’épuiserait dans l’instrumentalité technique du lien cause-effet. »
Je voudrais émettre, avec toute la modestie de ma condition estudiantine, quelques réflexions à propos de cette définition. Mr Rivière écrit qu’il s’est efforcé de prendre une définition médiane, ni trop large ni trop étroite du rite. Mais les exemples qu’il donne dans son ouvrage me paraissent étendre l’appellation de rite à tellement d’actions, que presque tout devient rite (manger, boire, écouter de la musique…), activités répétitives parfois codifiées mais où la part de symbolique reste obscure. L’homme a, il est vrai, la faculté de mythifier ou de trouver des symboles derrière pratiquement tout ce qu’il voit. Cependant il me semble que le rite doit toucher au numineux, et même au religieux, pour être pleinement rite, sinon il reste au niveau de la » règle de jeu « , de la prescription codifiée, de la convention sociale, autrement dit une » forme » sans » fond « . De plus, ce qui est » rite » sous la plume de Mr Rivière me semble très proche ce que Jean Duvignaud appelle » jeu « . Comment délimiter cette frontière, quand il y a à l’origine la même perception angoissante et attirante du numineux?
Il est frappant de voir combien la définition du rite est proche de celle du jeu: comme le jeu, le rite réunit un groupe de personnes qui, régulièrement, s’adonnent à une série d’actions répétitives et codifiées, sans utilité matérielle apparente. Dans le rite, ces actions sont des symboles et les joueurs se connaissent déjà ou sont déjà liés par des qualités communes (par exemple, ils font tous partie d’une société secrète, ou ils ont tous une même passion du jeu, les mêmes idées philosophiques, politiques…) Or le jeu tend naturellement à fonder une société secrète regroupant tous ses joueurs et parfois même ses spectateurs assidus; et, quand le jeu a la forme d’une compétition serrée, ce qui est presque toujours le cas quand il est organisé, les équipes qui s’opposent choisissent un objet ou une idée qui les symbolise et les valorise, auquel les spectateurs ont vite fait de les identifier. Ainsi, on peut facilement passer du niveau du jeu au niveau du rite par un processus de symbolisation, comme si la structure ludique devait préexister à la naissance d’un rite. La dernière différence serait que le jeu fait les choses » pour de faux « , tandis que le rite fait les choses » pour de vrai « , c’est-à-dire qu’il est efficace dans la transformation de quelque chose en quelque chose d’autre.
Comme Mr Rivière, nous admettrons que rites et rituels sont la même chose, la différence étant à ce point ténue entre les deux.
Du rite primitif au rite religieux
Si l’on en croit l’Encyclopédie Universalis, le rite a des sens différents selon le contexte scientifique. Pour les biologistes, il existe chez les animaux, où il se rattache aux fonctions de communication. En psychiatrie, on parle de rites névrotiques, où le rite est la dernière façon de se raccrocher à la vie rationnelle. Dans le langage courant, on désigne par rite toute espèce de comportement stéréotypé qui ne semble pas être imposé par quelque nécessité ou par la réalisation d’une finalité selon des moyens rationnels. Ces conceptions du rite ont en commun d’être un comportement social, collectif, répétitif, éloigné d’un but utilitaire, mais d’une efficacité d’ordre extra-empirique, introduisant donc l’homme au sacré et au religieux.
Types et fonctions
On peut observer des conduites rituelles dans tout contexte superstitieux ou cultuel. Dans les sociétés primitives, le rite est moins impliqué dans des systèmes de pensée politiques et philosophiques, il se réalise avec plus d’abondance et de variété dans la vie quotidienne, selon des finalités propres; c’est pourquoi il est plus facile de commencer par là pour étudier sa signification sociologique.
Marcel Mauss distinguait les rites négatifs (les interdictions) des rites positifs. Claude Levi-Strauss s’est attaché aux rites commémoratifs par opposition aux rites simplement insérés dans la vie quotidienne; les rites commémoratifs replacent dans le temps quelque chose qui est hors du temps (un mythe, un événement symbolique). On différencie aussi les rites magiques des rites religieux, la fonction des premiers étant de mobiliser d’eux-mêmes des forces surnaturelles, les derniers d’incliner la volonté des dieux. Tous ces rites ont en commun d’être difficilement explicables par les seules nécessité de l’existence matérielle ou celles de l’adaptation de l’homme à son milieu (tout comme le jeu!). Les primitifs s’imposent des mutilations, des destructions, de longues cérémonies et des contraintes variées dont l’utilité est, d’apparence, irrationnelle. Il est en fait probable que le rite soit imposé par une nécessité cachée inhérente à la vie primitive.
Malinowski, fonctionnaliste, voit dans les rites une création de l’intelligence ayant pour finalité de pallier les déficiences de l’instinct chez l’homme. Ils rendraient la vie sociale possible en réglementant les conduites. Mais ceci n’explique pas les rites de magie agressive… Bergson pense que les rites remplacent l’instinct, pour faire contrepoids aux impulsions anti-sociales produites par l’intelligence. Mais de nombreux rites existent qui ne servent pas la cohésion sociale (!) Freud, lui, comprend le rite comme un effet secondaire des traumatismes psychologiques. Le rite primitif se rattacherait à l’angoisse provoquée de tout temps par la situation des enfants par rapport aux parents, il serait une façon symbolique de résoudre le conflit oedipien. Mais le problème est: peut-on passer aussi facilement du niveau individuel au niveau collectif? De plus, la situation oedipienne varie beaucoup d’une société à l’autre, comme l’a montré Malinowski. Selon Durkheim, qui a le plus essayé de donner une interprétation sociale des rites, ces derniers servent à distinguer le sacré du profane ou bien à faire pénétrer le sacré dans la vie collective. Le sacré est lui-même le » corps social hypostasié « , une émanation de la pression sociale transcendant l’individu. Mais, d’une part, certains rites ont un caractère profanateur, et, d’autre part, les rites magiques, souvent opposés aux rites religieux, font partie de la vie collective!
Finalement, il paraît préférable de chercher la fonction du rite dans ses caractéristiques propres plutôt que dans ses finalités qui lui sont extérieures. Le rite est un moyen de régler les rapports entre ce qui est donné dans l’existence humaine et ce qui semble la dépasser. L’homme a le sentiment de ne pas tout maîtriser, ce qui le plonge dans une insécurité angoissante. Ce quelque chose qui lui échappe, ce surnaturel, mystérieux, à la fois attirant et effrayant, c’est le numineux. Ce qui échappe à la règle est en même temps inquiétant et puissant, et l’homme, quand il a le sentiment du numineux, est tenté par deux attitudes contradictoires: s’en servir ou s’en écarter, se mettre sous sa protection ou se garder de ses dangers, attitudes qui sont à l’origine des rites magiques, purificatoires ou religieux.
L’impureté.
Les manifestations du numineux, incompréhensibles à l’homme, ont pour lui le sceau de l’impureté: c’est tout ce qui est insolite, anormal, extraordinaire, contraire aux règles naturelles et sociales. Tout ce qui fait partie de ces catégories est frappé de » tabous « , d’interdictions. Ne pas les respecter, c’est s’exposer à une marginalisation, à être cause de toute sorte de malheurs, ou à devenir soi-même impur. Les tabous frappent tout ce qui n’est pas habituel (comme les monstres, les jumeaux, les phénomènes rares, les nouveautés, les innovations), les gens qui violent les règles (incestueux, adultères, meurtriers), ceux qui sortent du commun (les chefs, les guerriers), certains moments de l’existence (la femme en couches, ou ayant ses règles), et surtout la mort, summum de l’insécurité pour l’homme.
Les rites de passage servent à gérer et à maîtriser le difficile passage d’une personne d’un cadre social à un autre, d’un système de règles à un autre, et à préserver le groupe de l’impureté qui s’en dégage. Ces rites miment symboliquement ce changement: la naissance, le mariage, les funérailles, l’adoption ou l’inauguration.
Les rites de purification ont pour utilité de laver de sa souillure le groupe qui croit être touché par la manifestation du numineux: on élimine l’objet ou l’individu devenu tabou, on chasse l’impureté par des symboles (avec de l’eau, des fumigations), on confesse des péchés (rites cathartiques) en expulsant la faute avec les mots. Certains rites ont pour fonction d’éliminer les impureté globalement: c’est typiquement la pratique du bouc émissaire qu’on charge de tous les péchés et qu’on chasse hors des frontières.
La magie
A l’opposé des rites d’évitement du numineux, il y a la magie, technique rituelle permettant à certains individus de se saisir de cette puissance surnaturelle, mais au prix d’un abandon de la condition humaine normale. Les sorciers, par exemple, sont des gens qui se placent hors du commun: ils sont marqués par des anomalies physiques ou psychiques (regard étrange, conduite extravagante), ils ont subit une initiation difficile, les mettant en rapport avec le numineux, ils violent souvent les tabous, ils utilisent toutes sortes d’objets impurs ou répugnants (ossements humains, sang menstruel).
Le symbolisme sert à aiguiller les puissances numineuses vers les buts recherchés, mais ce n’est pas suffisant. Il faut que le rite soit accompli par une personne initiée selon des prescriptions établies.
Il existe aussi certains comportements collectifs qui font intervenir des processus de transgression des règles et des tabous, comme les fêtes populaires se terminants en orgies.
Le sacré et la religion
L’homme a essayé de résoudre cette antinomie du numineux, menace et source de puissance à la fois, en le transformant en un principe sacré, dont les symboles et les manifestations ne sont plus immanents mais transcendants. L’homme peut ainsi communiquer avec cette puissance et rester dans le cadre rassurants des règles sociales.
On a recours alors à des rites qui sacralisent la chose impure: le défunt devient par ces rites ancêtre tutélaire, par exemple.
Les rites religieux sont de deux sortes: la première a pour objet de poser la transcendance du sacré en le séparant du profane (rites négatifs et ascèse, qui permettent à l’individu de transformer sa nature pour être digne d’approcher le sacré), la deuxième permet à l’homme de participer au sacré (prières et offrandes pour se concilier les puissances, en les reconnaissant comme forces sacrées).
Le sacrifice est le rite religieux par excellence. Il interpose une victime entre le monde sacré et le monde profane pour les mettre en contact l’un avec l’autre. Et il est rachat, car on donne quelque chose de ce qui nous est donné pour atteindre la puissance sacrée. Il peut être combiné avec la communion quand la victime consacrée et immolée est partagée entre les membres du groupe. De là on passe à l’idée du dieu qui est lui-même victime, qui meurt et qui ressuscite pour faire le lien entre le monde humain et le monde sacré. Ainsi le rite religieux unit synthétiquement les principes qui s’opposaient dans le tabou de l’impureté et la pratique magique, et il suppose une symbolisation complexe.
II. ÉTUDE DE CAS: LA TAUROMACHIE
A. Introduction à la corrida
La tauromachie étant née en Espagne et s’étant développée dans ce pays, nous nous intéresserons seulement à la pratique tauromachique espagnole. Il faudrait une bibliothèque pour décrire toutes les variantes locales qu’il existe dans les Sud de la France, au Portugal, au Mexique, en Amérique du Sud. Il semblerait que la corrida n’ait pu s’implanter et subsister qu’en terre fortement hispanisée, donc importée par les espagnols. Mais la mise à mort n’est souvent que simulacre dans ces pays. Or c’est la mort du taureau qui donne à la corrida sa dimension tragique et rituelle.
Historique
a. les origines
L’absence totale de sources avant le XIème siècle, voire même antérieures au XVIème siècle, a permis les interprétations les plus diverses sur l’origine de la corrida. Durant l’époque moderne, on a cru que les Maures en avaient été les instigateurs, explication qui arrangeait l’Église qui condamnait formellement ces jeux, mais le fait que les jeux taurins n’existassent dans aucune autre contrée musulmane jeta un doute là-dessus. A partir du XVIIIème siècle, l’intérêt pour l’Antiquité et les découvertes archéologiques ont donné à penser que les Romains étaient les ancêtres de la corrida à cause de leurs combats d’hommes et de bêtes dans les cirques antiques, mais c’est confondre analogie et filiation car ces combats sont beaucoup trop lointains dans le temps pour avoir engendré la corrida et concernaient de toute façon peu les taureaux. Une autre hypothèse faisait dériver la corrida des jeux minoens, constitués d’acrobaties avec le taureau, prenant racine dans la mythologie avec le Minotaure, mais il n’y a pas eu de contacts entre la Crète du bronze récent (1700-1450 avant J.-C.) et la péninsule ibérique. On s’est reporté aussi au culte du taureau de l’Antiquité à nos jours représenté par Mithra: la corrida serait une survivance du mithriacisme, avec des gestes quotidiens rappelant ceux de Mithra, sauvant le Soleil et le monde par le meurtre bienfaisant et régénérateur du taureau. De même, le torero tue le taureau qu’il vénère, il s’imprègne de sa force et se revivifie par son meurtre. Or cette interprétation est fausse, car le mithriacisme n’est pas venu jusqu’en Espagne, et la doctrine est autre, plus tournée vers une religion du soleil que vers un culte du taureau. Le culte de Cybèle en serait plus proche, mais celui-ci non plus n’a pas touché l’Espagne. On a même établi une liaison avec les chasses à l’aurochs du temps de la Préhistoire, mais outre que beaucoup d’autres animaux sont représentés sur les peintures rupestres des grottes cantabriques, comment de tels rites auraient-ils pu traverser les âges jusqu’à l’Espagne moderne?
Bien d’autres hypothèses ont été émises sur les origines des jeux taurins, mais elles se mettent toutes d’accord sur au moins deux points: la terre natale de la corrida est l’Espagne, et la dimension rituelle est inhérente à ces jeux. Les aficionados recherchent des racines toujours plus anciennes et plus ancrées dans la tradition et l’âme espagnole, stratégie pour contrer les oppositions. Dans une société agraire comme l’était l’Espagne, le taureau ne pouvait être que le symbole de la fécondité et de la puissance génésique
b. les premiers jeux taurins.
Ils ont vraisemblablement commencé au XI-XIIèmes siècles, époque à partir de laquelle émergent des documents: à Varea en 1135 ont lieu des courses de taureau à l’occasion du couronnement d’Alphonse VII de Castille; le Codigo de las Siete Partidas, rédigé par Alphonse X le Sage en 1263, est une amorce de codification… La présence de nombreux troupeaux et le contexte chevaleresque de l’époque expliquent l’apparition de jeux taurins en Espagne, mais aussi en Angleterre, à Venise, en Pologne, dans un contexte de dureté face au monde animal (chèvres jetées du haut de clochers, chouettes clouées sur les portes…; c’est aussi l’époque où le Marquis de Sade se met à écrire). L’existence en Castille d’une noblesse foisonnante issue des besoins de la Reconquête (vers le Nord de l’Espagne, à partir du XIème siècle) va donner son essor à ces jeux d’adresse et de bravoure. Le toreo à cheval est d’abord une activité exclusivement réservée à la noblesse et dont les XVI-XVIIèmes siècles voient l’apogée.
Activité nobiliaire qui reçoit l’agrément royal, elle est rapidement codifiée. Ce n’est alors qu’une variété de jeux équestres comportant deux suertes ou figures fondamentales, la lanzada et le rejon. La lanzada, affrontement total entre l’homme et la bête, correspond à l’esprit chevaleresque de l’époque, avec armure et lourd destrier. Très risquée, elle a la primauté au XVIème siècle. Le torero attend le taureau, de trois quart sur son cheval, la lance bien calée, avec laquelle il doit lui perforer le cervelet et le tuer sur le coup. Une cape sert à détourner, le cas échéant, l’assaut du taureau. Le caballero est assisté de ses laquais dans le combat (2 à 4 hommes). La deuxième figure, le rejon, tenue pour la plus brillante, coexiste avec la première au XVIème, puis s’impose au XVIIème siècle. Elle illustre la transformation du combat militaire, à distance, avec un équipement allégé, et la naissance d’un art de la ruse. Le cavalier virevolte autour de l’animal afin de planter plusieurs courtes lances tenues à bout de bras (rejones), destinées à le tuer au ralenti en offrant un spectacle brillant où l’agilité et l’adresse remplacent la force physique. Avec le temps, le caractère ostentatoire du spectacle s’affirme de plus en plus, le nombre de laquais augmente considérablement (jusqu’à plusieurs centaines) et la mise en scène devient complexe et recherchée. Les combattants font partie de l’élite la plus haut placée et la corrida est véritablement une démonstration de prestige social, une grande parade politique et sociale n’admettant aucune restriction et une étiquette rigoureuse. On donne une corrida à l’occasion de célébrations exceptionnelles: couronnement de rois, mariages princiers, entrées de rois dans la ville, béatifications de saints (Thérèse d’Avila, Ignace de Loyola…).
c. naissance de la corrida au XVIIIème siècle.
Début XVIIIème, la fête change de nature. Les grands seigneurs ne prennent plus une part directe au combat, ils se contentent de parrainer des jeunes seigneurs. La majorité des combats sont effectués par des toreros à pied. La corrida chevaleresque décline. La théorie » classique » explique ce phénomène par l’arrivée de la dynastie Bourbon au pouvoir avec Philippe V qui manifesta peu de goût pour les fêtes tauromachiques. Par esprit courtisan, les nobles s’en seraient détournés aussi, laissant la place au toreros à pied, jusqu’alors simples auxiliaires des caballeros.
Mais cette explication fait peu de cas de l’évolution historique et sociale de l’Espagne. Or il existait déjà une pratique tauromachique intense et fort ancienne dans les milieux populaires, pratique dont les archives parlent peu car les chroniqueurs de l’époque n’avaient de regards que pour les Grands. La tauromachie populaire était de deux sortes: des jeux taurins où il s’agissait de tuer le taureau de quelque manière que ce fut et des spectacles à vocation ludique qui cherchaient à faire rire en trompant le taureau, en bernant son instinct d’agressivité. Tous ces jeux étaient peu ritualisés en général. Les encierros consistaient à faire courir les taureaux dans la ville selon un itinéraire réglementé, au grand amusement de la foule (malgré le nombre effrayant d’accidents mortels); le taureau aboutissait dans un espace clos où les garçons de la localité le défiait en détournant sa charge au moyen d’une cape ou d’un morceau d’étoffe, ceci parfois enrichi de figures acrobatiques. Dans la » corrida-carnage « , un mata-toros (de matar, tuer), harcelait le taureau, le transperçait de mille coups de lance et de harpon, et le taureau mutilé et ensanglanté était achevé par la foule et parfois par les chiens. Pour le despeño de los toros, on précipitait le taureau du haut d’un promontoire dans une rivière où il était attaqué par les hommes jusqu’à ce que mort s’ensuive, le tout voulu du plus grand effet comique. Ces jeux avaient lieu en l’honneur de fêtes religieuses et étaient organisés par la municipalité; les mata-toros étaient des professionnels payés pour ces prestations. Dès le XVIème siècle, l’aspect ludique prévalait, enrichi par l’imagination sans borne des populations en matière de suertes pour tromper le taureau. L’aspect carnavalesque était souvent très présent, pratiquant l’inversion du monde: toreros déguisés en femmes, feux d’artifice attachés aux cornes du taureau, farces agrémentées de pirouettes ou de prouesses acrobatiques, toreros prenant le chocolat sur la piste.
d. invention de la tauromachie moderne
Parallèlement à ces jeux villageois se constitue une autre pratique tauromachique dans les abattoirs sévillans. Des employés des abattoirs s’amusent à » courir » les taureaux, malgré toutes les interdictions décrétées par les édiles de la ville (la viande est moins bonne). Les abattoirs sont à l’époque le lieu de convergence des populations rurales et urbaines à l’occasion de la provision de bétail et de viande. Les toitures des bâtiments servent de strapontin aux spectateurs attroupés. Même des femmes viennent y assister, consécration sociale du jeu, malgré la puanteur et la crasse des lieux. C’est là que se forment les premiers grands toreros. Deux ou trois siècles de pratique quotidienne façonnent les techniques d’esquive qui vont engendrer le toreo de cape et de muleta.
Entre 1730 et 1750, la corrida émerge et se constitue. Tenant à la contrôler, Philippe V accorde en 1731 à une confrérie des plus vieux lignages de Séville la Maestranza, le titre de Real et le privilège d’organiser les corridas.
2. Déroulement de la corrida moderne
La corrida atteint sa forme définitive dès le XVIIIème siècle. Elle n’évoluera ensuite que dans le sens d’une violence plus cachée, adoucie, moins choquante aux yeux du monde européen civilisé (les chevaux sont protégés par un caparaçon, l’ensemble est moins sanglant, moins violent, plus esthétique). Le spectacle au XVIIIème siècle est si rude que les étrangers s’étonnent de voir des femmes sur les gradins.
a. technique de la corrida
De l’abattoir, la corrida retient le début et la fin de la mise à mort. L’exécution finale se fait à l’épée, pour faire oublier le couteau du boucher. Arme blanche, déjà obsolète, mais noble et militaire, l’épée donne son nom d’Espada au matador et sa technique à l’étrange mise à mort de la corrida.
Au début de la corrida, on cherche à » humilier » le taureau, à sectionner ou léser les muscles releveurs de la tête car ceci affecte profondément son système naturel de défense. C’est le rôle des picadors à cheval lors du premier tercio.
Pour affaiblir le taureau, on multiplie les hémorragies, tout en évitant de faire couler des flots de sang, ce qui rappellerait trop l’abattoir. Les hémorragies sont donc internes. Le matador laisse ses épées (en général trois ou quatre, de 70 cm chacune) plantées dans la blessure comme bouchon et pour montrer la justesse du coup. Quant au sang bien rouge, jugé décoratif, il est obtenu en piquant des artères du dos.
Pour augmenter les hémorragies internes, on soumet le taureau à de brusques déplacements. L’ancien lienzo (toile) des vachers ou des garçons d’abattoir, traditionnellement rouge, est un leurre en étoffe que suivent certaines races de bovins. Le temps que met l’animal pour découvrir l’artifice et devenir » avisé » constitue l’unité de temps de la corrida. Parce que le taureau comprend vite, il faut en tuer plusieurs pour assurer une durée suffisante au spectacle.
Le déroulement de l’action sur la piste dépend du taureau qui cherche un refuge, dit territoire (querencia). Si son choix n’est pas net, l’animal est traité de lâche (manso), alors qu’en réalité ses mouvements, peu prévisibles, sont difficiles à parer. Il est toujours dangereux d’empiéter sur le territoire du taureau. Pour le matador, le meilleur emplacement d’attaque est la ligne de partage entre le terrain de l’homme et celui du taureau. Un torero avisé tire des effets spectaculaires de cette géographie invisible, par exemple s’agenouiller en tournant le dos à un taureau épuisé réfugié sur son terrain, subterfuge technique que le spectateur admire, le prenant pour une héroïque imprudence.
Les mouvements codifiés imprimés aux leurres, appelés passes, révèlent le style du matador. De leur choix judicieux, de leur élégance et de leur enchaînement dépendent les déplacements du taureau, sa fatigue et ses lésions, ainsi que de nouvelles habitudes imposées par le matador et enfin son placement en terrain favorable. La véronique, où l’on présente la cape à deux mains au taureau, comme la sainte qui a essuyé le visage du Christ, compte parmi les plus anciennes passes.
b. le combat
La corrida est la conjonction d’une stratégie anatomique très savante et d’un sens théâtral aigu, qui maintient le » suspense » nécessaire à l’éclatement d’un triomphal dénouement.
Le combat se déroule pour chaque taureau en trois tiers, les tercios, dont la durée est strictement réglementée à cinq minutes chacun. Chaque faena (déroulement du combat d’un animal) dure donc environ un quart d’heure, et la corrida une heure et demi.
Les picadors attendent d’abord le taureau dans l’arène. Il s’agit de créer une mêlée terrifiante, où s’affrontent taureau contre chevaux, cavaliers démontés, piétons (peones) et matadors. La seule arme est la pique, les seules parades sont les passes de cape et les évitements. Le taureau doit à la fois recevoir de très nombreuses blessures, se montrer d’une extrême agressivité envers les chevaux qu’on lui présente à éventrer et sortir apparemment vainqueur.
Le second tercio succède comme une accalmie. Il appartient aux poseurs de banderilles (les banderilleros). Succédant à l’épreuve de force, c’est un défi d’agilité qui oppose le taureau à l’acteur, une sorte de numéro d’acrobatie qu’admire le spectateur. La manœuvre surprend le taureau, trompé par des feintes et de brusques évitements. Les harpons, fichés dans le dos de l’animal pour augmenter la douleur et l’hémorragie, signalent de loin l’habileté du banderillero grâce à leurs manches enrubannés.
Le dernier tercio est celui de l’exécution du taureau. Pour la mise à mort par estocade, aurait été mis au point vers 1726, un second leurre, la muleta, étoffe soutenue par une baguette pointue (42 cm), maniée de la main gauche (naturelle de la gauche, izquierda) ou de la main droite qui tient aussi l’épée (derechazo). Les passes permettent de placer favorablement le taureau pour atteindre le point, » la croix » (en la cruz, sommet de l’omoplate droite). On peut viser la croix de diverses manières, souvent assez hasardeuses: c’est » l’instant de vérité « . Le matador appelle (cite) le taureau pour le rapprocher ou pour bénéficier de l’élan de la charge et tenter de le tuer a recibir.
A l’inverse du tireur embusqué et lointain, le matador semble braver le danger en s’approchant de très près des cornes. Cette frontalité héroïque et théâtrale, qui déclenche l’émotion, constitue également une habile stratégie, exploitant le fameux angle mort de vision et autres défauts de la vision du taureau.
Le sang de l’animal, signature de la violence et élément émotionnel de la corrida, est très habilement mis en scène. Trop de sang, en particulier sur le sol, renvoie brutalement à l’abattoir. La corrida tolère le sang bien présenté: étalé sur le cheval ou sur le taureau de préférence noir, car trop visible sur les pelages clairs. Le sang vomi par la bouche de l’animal » ternit le succès du matador « . Certains matadors aiment s’enduire de sang, pour montrer qu’ils ne redoutent pas de gâcher leur onéreux costume et surtout pour simuler leur propre blessure. Dès l’origine, le sang est judicieusement dosé pour attirer sans horrifier.
Il en est de même pour la violence, d’une gestion raffinée. La férocité du premier tercio attire le public, mais, par son outrance même, elle projette la plupart des spectateurs dans un univers inconnu et quasi imaginaire. De plus, le taureau aggrave son image de férocité en éventrant les chevaux. Au terme de ce combat apocalyptique, avec le détachement dédaigneux des fils d’hidalgo, l’homme enfonce l’épée dans le corps du taureau, l’absence de sang tient du prodige, le taureau devient un mort vivant, il s’écroule comme foudroyé par la seule puissance de l’homme.
c. la corrida contemporaine
Malgré l’opposition des aficionados, des mesures ont été prises pour ménager la sensibilité du public. En 1928 est introduit le caparaçon, le peto, sorte de molleton qui protège désormais les flancs, le ventre et les jambes des chevaux des assauts des taureaux. Il épargna la vie de très nombreux chevaux, tout en éliminant les éventrations publiques, le spectacle répugnant des viscères répandues sur le sable.
La corrida commence au moment où le président, qui est assis dans la loge principale, en donne le signal. Annoncés par une trompette, deux cavaliers habillés en costume de style Philippe II, entrent alors dans l’arène: ce sont les alguacils qui transmettent les ordres donnés par le président. Derrière eux, au son d’un allègre paso doble, apparaît la procession des toreros qui exécutent la parade du paseo. Les matadors viennent en premier, suivis de leurs cuadrillas respectives (leur équipe d’auxiliaires, composée de trois banderilleros, dont le peon dit » de confiance « , le premier à tester le taureau lors de sa sortie, et de deux picadores), et vont saluer la présidence.
Lorsque le taureau surgit dans l’arène, les auxiliaires font quelques passes qui permettent au matador d’évaluer son comportement. La passe essentielle est la véronique, où le matador donne le rythme qui régularise la charge du taureau. Les autres passes de cape sont généralement destinées à une démonstration esthétique, stylisée.
Puis, au son des clarines (trompettes), deux picadors, montés sur des chevaux protégés d’un caparaçon, se placent à la périphérie de la piste (ils ne doivent pas dépasser la ligne du cercle tracé par terre, qui recouvre environ les deux tiers du terrain). Leur tâche est de mettre à l’épreuve la bravoure du taureau et de réduire son instinct à charger la tête haute. Le taureau attaque sur le flanc droit du cheval dont l’oeil droit est bandé pour qu’il n’ait pas peur et dont les flancs sont protégés par le caparaçon. Les picadores doivent blesser le taureau aux épaules. Cet épisode du combat est sévèrement contrôlé par la présidence, par le matador et par le public, car il ne faut pas que le taureau soit affaibli par une trop grosse perte de sang. Le taureau est brave s’il retourne sous la pique pour attaquer le cheval, sinon, il est manso. Sans la pique, ni la mise à mort ni aucune passe ne serait praticable. Après la charge, les matadors éloignent le taureau du cheval en exécutant des véroniques avec leurs capes.
Le second tercio, la pose des banderilles n’a qu’un caractère esthétique et sert à mettre en valeur l’agilité et l’adresse du torero ou d’un de ses peones, ainsi que le courage de l’homme et de la bête. La banderille, pique de bois de 70 cm, est munie d’une pointe de fer en forme de harpon. Elle est posée par paires. Elle ne doit pas tomber du corps de l’animal, ne doit transpercer que la peau du taureau sans atteindre les blessures faites par les picadores. Tout le combat doit permettre un spectacle brillant et fatiguer le taureau en ralentissant ses mouvements pour le préparer à la mort. Ceci doit se faire très vite, car avec chaque minute qui passe l’animal acquiert une expérience du combat de plus en plus dangereuse pour le torero. Les banderilles peuvent être plantées par le matador lui-même, s’il possède la prestance physique et athlétique nécessaires, qualité qui n’est pas absolument indispensable depuis l’époque du grand torero Belmonte qui a imposé le toreo de bras.
Ensuite commence la troisième phase du combat: le tercio de muerte. Le matador, qui est seul désormais à combattre le taureau, offre la mort de celui-ci à quelque personne dans les tribunes; pour cette cérémonie, dite brindis, il s’incline devant le spectateur choisi, en tenant la montera, son chapeau noir, dans sa main droite. La faena consiste en une série de passes exécutées avec la muleta, drap de flanelle rouge qui a été substituée à la cape jaune et rose. C’est le point culminant de la corrida, le moment d’immortalité du matador. La faena a pour but de fatiguer le taureau jusqu’à ce qu’il reste immobile, la tête basse. Pour le matador, c’est le » moment de vérité « : il lève l’épée en se préparant à frapper le taureau, tandis que de sa main gauche il tient la muleta, prête à dévier éventuellement son dernier coup de corne. L’estocade doit être fulgurante, elle doit frapper le taureau en la cruz, c’est-à-dire à gauche de la colonne vertébrale, entre la troisième et la quatrième vertèbre, en pénétrant jusqu’à la poignée.
Si le combat a été honorable, et si le torero a infligé la mort dans les règles, le public l’acclame par des ovation. Le président lui accorde alors une oreille du taureau (il montre un mouchoir blanc) ou deux selon l’art avec lequel il s’est comporté, ou même la queue, dans les cas exceptionnels. Le torero fait un tour de piste sous les bravos. Le malchanceux ou celui qui aura montré ses faiblesses est conspué par la foule. Le taureau, lui, est attelé à des chevaux; sa dépouille fait un tour de piste s’il s’est montré brave et vaillant.
B. Analyse sous l’angle du jeu et du rituel
1. La corrida en tant que jeu
Le jeu a des règles impératives qui doivent être respectées par ses protagonistes, qui sont ici le public, le taureau et les professionnels de la corrida (toreros et » mundillo « ). Mais il y a toujours des » faux-joueurs » qui trichent ou, pire, des » briseurs de jeu » qui rompent l’illusion ludique.
a. les protagonistes du jeu: taureaux, toreros, public et mundillo
Le taureau
Le taureau qui arrive dans l’arène doit être en parfaite santé, bien » présenté « , c’est-à-dire de belle prestance, » bien armé » avec des cornes intactes, de belle forme. S’il boîte, s’il a un défaut de vision ou quelque autre, le public n’hésite pas à demander son renvoi. Un public averti exige » le taureau de respect « ; sur l’aspect flatteur du taureau repose la crédibilité du combat.
Des lois très strictes, votées au Parlement, réglementent son poids minimum et son âge selon la catégorie de l’arène. Pour une arène de première catégorie comme la Plaza de toros de Madrid, il doit être de 469 kg minimum (2ème catégorie, 435 kg; 3ème, 410 kg) et doit avoir 5 ans minimum.
Les tricheries consistent à combattre un animal plus jeune qu’il ne l’a été annoncé (en dépit du marquage au fer rouge de l’année de naissance et de certificats de naissances, souvent falsifiés par les éleveurs), à le droguer pour le rendre plus docile, à scier ses cornes (afeitade). D’autres pratiques existent comme la purgation, l’étourdissement du taureau en le mettant dans une cage montée sur un axe qu’on tourne, lui jeter des sacs de sable sur la colonne vertébrale pour la lui écraser quelques heures avant la corrida, etc. Tout ceci ne fait pas partie des conditions naturelles de vie des taureaux; c’est éthiquement condamnable et cela fausse le jeu en mettant le taureau en position de faiblesse. Les illégalités volontairement pratiquées en combat consistent par exemple à piquer le museau avec la pointe de la muleta, à planter les banderilles dans la blessure de la pique; le temps légal pour l’estocade est très souvent dépassé, il peut atteindre 30 mn.
La corrida a toujours eu pour objet de montrer un taureau sauvage et de le faire combattre par l’homme. Ces fraudes tendent à mettre en vedette un homme et à lui faire combattre une apparence de taureau, ce qui est contraire au principe du jeu qui veut l’égalité des chances pour les joueurs.
Le taureau peut très facilement jouer le rôle de » briseur de jeu « , rompre l’illusion du jeu en ne voulant pas » collaborer « . On essaie de limiter ce risque par divers moyens (autres que la tricherie).
Descendant des aurochs préhistorique, le taureau espagnol passe pour agressif de nature. Cependant on a essayé dès le Moyen Âge d’améliorer ses qualités par croisements pour obtenir la race de taureaux idéale, qui se conforme aux règles de la corrida. Au début du XVIIème siècle, des moines chartreux et dominicains s’en étaient fait une spécialité, et étaient devenus des éleveurs fameux de taureaux braves. Les taureaux castillans et andalous en particulier ont les » qualités morales » qui rendent le combat possible. Ces qualités sont les suivantes: la bravoure, la noblesse, la caste et la suavité.
Les aficionados appellent l’agressivité » bravoure « . On la développe par sélection génétique et en privant les taureaux de femelles. Dans l’arène, la solitude du taureau s’oppose radicalement à ses très fortes tendances grégaires et renforce ses fonctions défensives qui très souvent sont, non l’attaque, mais la fuite. On qualifie alors le taureau de » lâche » (manso) et au XVIIIème siècle on le livrait aux chiens ou aux banderilles de feu. Il est probable que c’est par désir paroxystique de s’échapper que le taureau aggrave la blessure de la pique en poussant le groupe équestre, comme une femelle piégée se mutile pour retrouver sa liberté. Il ne s’agit pas d’un mystère, comme on le lit souvent, ni d’une recherche d’héroïsme, comme le suggère l’expression traditionnelle » il se grandit au fer « , attitude qui soulève l’enthousiasme des foules.
La » noblesse » est l’aptitude du taureau à suivre le leurre et à charger droit sans dévier. La » suavité » consiste à baisser la tête dans la cape, sans donner de coups de cornes. La caste, synonyme de bonne race, désigne la vigueur au combat.
Ces caractères sont importants car ils rendent l’action du torero possible: si l’animal » brave » suit le leurre, le matador peut le déplacer; si le taureau » noble » charge droit, le matador peut esquiver la charge par une légère inflexion du corps; si le taureau » suave » ne donne pas de coups de cornes hors de la muleta, le matador échappe aux blessures.
Ces caractères sont en fait des erreurs de stratégie du taureau. Suivre le leurre au lieu d’attaquer l’homme, c’est se tromper de cible; charger droit, c’est supprimer l’imprévisible, imparable pour l’homme. Et surtout, résister de front au lieu de fuir, c’est permettre au matador de se différencier du garçon d’abattoir, qui poignarde par derrière, ou du chasseur qui poursuit le gibier.
Le public
La foule des gradins n’est pas seulement spectatrice, elle est également protagoniste. Cependant cette constatation n’a de sens que dans le cas où le public est espagnol, car pour lui la tauromachie est profondément ancrée dans sa culture. Ces passionnés de tauromachie s’appellent eux-mêmes » aficionados « . Ils ont leurs journaux, leurs clubs, leurs militants acharnés.
Depuis que les jeux taurins sont devenus un spectacle de consommation et une énorme machine gérée avec les mêmes méthodes que celles qui régissent les grands spectacles de masse, d’après certains, ils ont dégénéré, le processus s’est aggravé avec la participation des touristes étrangers qui ont coutume lors de leur voyage en Espagne d’assister aux corridas. Beaucoup de personnes, écrivains et journalistes surtout, s’opposent à la médiatisation du spectacle. D’après eux, » la corrida est un fait de minorité, ancré dans une tradition culturelle, et doit le demeurer » (Bennassar). En termes de rituels, il y a là quelque chose d’intéressant. La société tauromachique veut réserver la corrida à un groupe d’initiés, comme si sa généralisation ne pouvait que la dégrader.
La foule des gradins n’est jamais inactive pendant la corrida. Elle crie des » Olé! » devant les faenas réussies du torero. C’est elle qui pousse le président à lui accorder une récompense (tout le monde sur les gradins agite un mouchoir blanc pour l’octroi des oreilles). Le torero communique avec elle au moyen de ses mimiques variées, de ses gestes de défi ou de colère. L’ambiance des gradins est toujours très vivante, houleuse si la corrida a été mauvaise (on jette alors tout ce qu’on trouve dans l’arène: les chaises, les chaussures…).
Le public a une personnalité et des goûts différents d’une ville à l’autre, d’un endroit à un autre. La prestation d’un torero peut passer pour tout à fait correcte dans une ville et être conspuée dans une autre. Le public passe pour un jury inexorable, mais crée leurs réputations aux toreros.
On sait que dans le jeu, le plaisir des joueurs est proportionnel au nombre de spectateurs. C’est effectivement du plus bel effet de remplir les gradins de l’arène en laissant l’entrée libre au dernier combat de la corrida. Le public sanctionne la réussite ou l’échec du torero, c’est lui qui immortalise l’artiste. Une corrida sans public n’a pas lieu d’être. Page 76 du Jeu du jeu, Duvignaud explique ainsi le rôle du public: (en parlant de l’imitation, mais je pense que cela s’applique à tout jeu où les joueurs désirent un public) il écrit: » Tout se passe comme si la gestuelle de la simulation suggérait une analogie dont le sens dût être déchiffré et pris en charge par d’autres. …Et l’acteur, l’ » hypocrite « , porte le masque et représente à travers lui des situations ou des émotions que le public présent n’a pas encore éprouvées ni vécues, et qu’il n’éprouverait jamais sans l’intervention du simulateur. » Le torero fait des gestes, des actions, consciemment ou inconsciemment, que le public voit et qui le transportent dans un autre monde, éphémère mais fantastique; c’est là qu’il se sent subjugué par le numineux et qu’il comprend toute l’intensité du rite. C’est donc en partie grâce au public que la corrida est vécue comme un rite. Mais ceci n’est valable, je pense, que pour les corridas réussies, où les faenas sont belles, maîtrisées, ralenties, où elles font naître ces émotions inconnues dont parle Duvignaud. Une corrida ratée est une boucherie.
Le mundillo
Comme le dit Huizinga, les participants à un jeu ont tendance à faire subsister les liens qui les ont unis pour le court temps du jeu et à créer du mystère autour, à constituer une sorte de société secrète. C’est effectivement ce que l’on trouve dans les jeux taurins. A côté du public élargi des » profanes « , la corrida a produit une société du spectacle spécifique, le » mundillo « , petit monde ou microcosme, ou encore appelée » planète des taureaux « . Bennassar la décrit: » Cet univers étrange, progressivement constitué au cours de XIXème siècle, a ses lois écrites – les règlements taurins successifs (organisation et déroulement du spectacle) – et ses lois non écrites, son code d’honneur, son langage parfaitement incompréhensible aux non-initiés, ses costumes sans rapport avec le monde moderne, ses outils dont la panoplie est réduite, une organisation corporative et syndicale, son système propre d’assurances, sa hiérarchie constamment contestée et renouvelée, ses lieux de culte, son imagerie dont affiches, photographies, gravures, peinture, cinéma, assurent la permanence et la variété. » Le mundillo est totalement indépendant, il pourrait presque vivre en autarcie complète.
Le mundillo est composé de trois catégories de personnes: les toreros, les éleveurs et ceux qui habitent la ville. Ce milieu est rendu encore plus cohérent par les nombreuses alliances matrimoniales qui s’y nouent, et le passage des uns de l’une à l’autre catégorie selon le système des vases communicants (les anciens toreros deviennent éleveurs, les éleveurs deviennent organisateurs de corridas, etc.).
– Les toreros, les novilleros (apprentis-torero) et leurs collaborateurs sont contraints à un nomadisme permanent: ils sillonnent en tout sens la péninsule ibérique et si possible le Midi de la France, traversent même l’Atlantique pour aller en Amérique du Sud et au Mexique. L’hiver est le temps du repos, mais dès janvier l’entraînement reprend. La saison des corridas, la » temporada » s’étend de mars à octobre et suppose pour une cinquantaine de toreros et de novilleros espagnols la création d’une micro-société masculine, faite de sept-huit individus, qui peut durer plusieurs saisons consécutives ou être recomposée pendant la trêve hivernale, et avec laquelle ils vont d’arène en arène.
– Les éleveurs de taureaux braves, sans qui il n’y aurait pas de tauromachie, sont, à leur façon, les héritiers d’un mode de vie seigneurial, quasi féodal. Ils habitent une vaste demeure, souvent invisible de la route, entourée de vastes pâturages extensifs. Ils règnent sur quelques centaines de taureaux et de vaches braves: l’âge du combat et les aléas de la reproduction nécessite un nombre de bêtes neuf fois supérieur au nombre de celles qui seront combattues au cours d’une saison. L’éleveur est assisté d’un personnel spécialisé de bouviers, de vachers, de » mayorales « , qui doit connaître les propriétés du bétail brave.
– La troisième catégorie du mundillo vit en ville: ce sont les directeurs d’arène, les fondés de pouvoir, les publicitaires, les journalistes spécialisés, les tailleurs pour toreros, les fabricants de piques et de banderilles, les chirurgiens pour toreros (et leur clinique spéciale), sans oublier les concierges d’arène, les garçons d’arène, les monosabios ( » pigistes « ), et les guichetiers, très bavards et responsables d’une grande partie des rumeurs, » accompagnement indispensable d’une saison tauromachique » (Bennassar).
Au bas mot, le mundillo compte 50 000 personnes et beaucoup d’argent.
Le torero
Revenons sur la figure mythique du torero.
La chanson de Jean Ferrat est connue, qui dit que la faim donne plus de coups de cornes que les taureaux. Il y a certes des cas célèbres de traîne-misères parvenus à la richesse et la gloire (El Cordobès, Chamaco…), mais beaucoup plus de toreros sont nés dans des milieux modestes d’artisans, de boutiquiers ou de petits propriétaires paysans, ou bien fils de bourgeois séduits par les prestiges et les périls de l’arène. La très forte endogamie des gens de la tauromachie a forgé de véritables dynasties (par exemple les Bienvenida, les Mejias…).
Dès les origines de la tauromachie, le danger mortel affronté par les toreros a engendré des salaires supérieurs à ceux des gens de leur condition. Ils se sont ensuite enrichi de plus en plus. Beaucoup de toreros, surtout à l’époque romantique dépensaient tous leurs gains et menaient une vie fastueuse, entourée de parasites des deux sexes, finissant leur vie parfois très pauvres. Souvent violents, dépensiers, libertins, buveurs, fréquentant les tavernes, les filles de joie et quelque fois les brigands, les toreros des années 1800-1870 affichaient un mode de vie atypique. Un certain élargissement du recrutement auprès de la bourgeoisie, des négociants et des militaires imposa peu à peu un changement de conduite. A notre époque, plus rationnels, mieux conseillés et guidés dans leurs placements, la plupart des toreros de talent ont accumulé de solides fortunes investies en ranchs, élevages de taureaux braves, etc. Pour la foule, ces toreros sont des héros de légende, des personnages quasi-magiques, entourés de merveilleux et de mystère, capables de faire rêver pour longtemps quand la vie quotidienne est cruelle. Franco a bien exploité cette fibre de l’âme espagnole dans les années de la guerre civile et du franquisme. Le torero exprime à lui seul l’inattendu, l’imprévisible de la tauromachie. Les défis que se lancent les toreros passionnent les foules. Ils se surpassent, surenchérissent en courage.
Ce sont des toreros doués qui ont imposé leur style à la corrida, inventé les nouvelles figures, et aussi célébré le mariage de l’intelligence et des beaux arts avec la tauromachie. Le torero Belmonte a réuni autour de lui de nombreux artistes et écrivains: Federico Garcia Lorca, Ernest Hemingway (Mort dans l’après-midi), Picasso, Cocteau, André Masson, Jean Ducasse, Roger Wild… Le torero fait lui-même de l’art, mais un art éphémère, le spectacle.
b. le lieu et le temps du jeu
Par sa nature » hors de la vie courante « , le jeu se déroule toujours dans un espace et un temps circonscrits qui en acquièrent une valeur symbolique et quasi-magique.
Le lieu
Le lieu, c’est d’abord l’Espagne, une terre entourée par la mer, habitée par un peuple fier dont l’identité culturelle est forte et affirmée.
Les villes espagnoles ont un grand rôle dans le développement de la tauromachie. Lieux de densité humaine et de brassage des populations, entourées de remparts, c’est un autre univers que celui de la campagne, une promotion pour le paysan venu du fond du pays; pour cette société agraire, elles en revêtent un caractère exceptionnel, qui fait le lieu de jeu. Les encierros se déroulent dans leurs rues avant d’aboutir dans l’espace plus fermé et concentré de l’arène.
Dès le début du XVIIIème siècle, la construction des arènes est jugée préférable à l’utilisation des cirques antiques peu pratiques. On les édifie à Séville en 1740, à Madrid en 1749, à Saragosse en 1764, à Ronda en 1784. Elles jouent un grand rôle dans la mise en ordre du spectacle. Une barrière sépare la piste des tribunes. Les gradins circulaires, et non rectangulaires comme dans les places des villes, permettent de mieux surveiller le peuple coincé entre les notables placés tout en haut et les forces de l’ordre rangées autour de la piste. Celle-ci en ellipse, pour ne pas donner d’angle de refuge au taureau, est flanquée d’un toril, d’une amenée de taureaux et entourée d’un couloir pour la circulation protégée des aides. A notre époque, la différenciation sociale se fait autrement: une partie des spectateurs se trouve au soleil, tandis que l’autre est à l’ombre où les places sont plus chères, mais le soleil n’est pas un réel inconvénient à cette heure de la journée, surtout un prétexte de sélection sociale. La loge présidentielle est placée généralement face au portail qui donne accès au toril. Une infirmerie et une chapelle sont aménagées dans les dépendances de l’arène.
Les toreros tiennent beaucoup à cette canalisation de la foule. Pour être maître du taureau, il faut être maître de la piste; ils veulent limiter les risques pour eux-mêmes et pour la foule, et mettre en valeur leur prestation. L’arène est le lieu où ils exercent leur pouvoir sur le taureau et le reste du monde. La mise en ordre du spectacle a réduit de beaucoup le nombre d’accidents.
Au XIXème siècle, l’orchestration médiatique des combats amplifie les rivalités entre partisans des toreros, ou des prises de parti politique à partir de l’invasion française en 1808; l’arène devient une tribune où libéraux et conservateurs encouragent leurs champions, quitte à les fabriquer, comme dans les années 1820 le » monarchiste » Frascuelo et le » républicain » Lagartijo. L’arène n’est donc pas toujours » un vaste lieu de paix » où personne ne peut se livrer à des violences sur l’autre à la suite des paroles échangées, comme écrit Huizinga à propos des » joutes de jactance « . C’est là la limite du jeu et l’entrée dans le rite. L’arène par sa forme arrondie a un caractère très symbolique. Lieu de convergence du peuple, de communion, autel où se célèbre le sacrifice.
Le temps
Dans l’Espagne très catholique, les jeux taurins ont toujours eu lieu en l’honneur de saints ou d’événements exceptionnels comme les naissances ou les entrées royales et princières, les béatifications de saints (Thérèse d’Avila, Ignace de Loyola…).
Actuellement, c’est selon l’endroit: les corridas sont la cause de la fête ou le contraire. La feria et la corrida sont en tout cas inséparables. Et elles sont moins liées au religieux. Retour du païen au païen? L’Église s’est toujours opposée aux jeux taurins qu’elle considérait comme païens.
A Pampelune, commençant le 7 juillet, ont lieu les sanfermines à l’occasion de la Saint Firmin, patron de la ville. Les paysans des hautes vallées navarraises descendent en nombre vers la capitale, et c’est dans un climat d’immense liesse populaire, d’orgie libératrice, que se déroulent les encierros dans les rues de la ville dès le matin et les corridas le soir. Certains disent que seul un peuple aussi sobre et sérieux que les Navarrais est capable de défoulement et de beuveries aussi énormes.
Dans les grandes villes comme Madrid, première place taurine du monde, on donne des corridas tout au long de la saison tauromachique de mars à octobre, ou regroupées dans une semaine (comme autrefois pour difficultés de transports), donnant l’impulsion à une grande féria qui embrase la ville entière.
A Séville, les corridas ne constituent pas l’essentiel de la fête sévillanne; vieille de plusieurs siècles, née des foires au bétail qui drainaient les éleveurs des campagnes, c’est en premier lieu une parade sociale ou Séville s’admire elle-même: défilés, chevaux, fiacres, robes andalouses et parures. Les casetas sont, la nuit venue, le rendez-vous du flamenco et de la danse au son des guitares, à grand renfort de bière et de vin espagnol. La feria de Séville est une véritable explosion ludique au milieu de l’année, un moment où tout paraît possible. On se laisse prendre par le charme: » Dans les casetas la danse fait tourner les robes des filles et découvre leurs cuisses blanches…Les danses andalouses affirment la sexualité, racontent les aventures du désir, ses espoirs, ses déceptions. Un ventre s’offre, se refuse. Frôlements, enlacements, étreintes, ruptures… Cette manière de monter à cheval, de cambrer les reins, de faire tourner un jupon, cette manière de regarder le monde… « , écrit Bennassar en poète.
c. liberté de la corrida
La corrida, expression spécifique de la société espagnole, ne saurait échapper aux avatars de cette société. Mais quelle qu’ait pu être l’attitude des autorités politiques ou spirituelles à son égard, elle a perduré, bafoué aussi bien l’autorité que l’indifférence. La nature du jeu est effectivement d’exister par lui-même, indépendamment de ce qui peut se passer en dehors de la sphère ludique. Ce caractère peut s’illustrer de ces quelques exemples.
L’Église de Rome, stimulée par nombre de prélats espagnols, a durement combattu la corrida et même essayé de mettre fin à ces spectacles » honteux et sanglants « , cause de mort d’homme et de perte des âmes. En 1567 le pape Pie V délivra une bulle qui faisait de l’assistance aux combats un péché mortel passible d’anathème, mais ses successeurs durent adoucir cette mesure jusqu’à la supprimer. Les ecclésiastiques espagnols arguaient des mauvais traitements infligés aux animaux, de l’atmosphère » trop mondaine » des arènes, du péché d’exposer sa vie, don de Dieu, inutilement. La pression sociale était telle que l’Église a plié, malgré le nombre exorbitant de blessés et de morts par la corne du taureau. Philippe II intervint personnellement en faveur du maintien de la tradition tauromachique dans son royaume. Ce goût des personnes royales pour la corrida rendait difficile la position de l’Église: comment s’en prendre à l’un des divertissements préférés des » Rois catholiques « ? C’est un des rares domaines où l’Église est restée impuissante à imposer sa volonté.
Les économistes et les juristes castillans et madrilènes prirent le relais dès le XVIème siècle, d’abord au nom de leur foi ( » Quel chrétien peut tolérer ce spectacle brutal, sanguinaire! « ), puis en dénonçant le gaspillage de terres, de force motrice et de main-d’oeuvre que la tauromachie entraînait.
La polémique économique, sociale, morale, et religieuse monte les intellectuels espagnols les uns contre les autres tout au long de l’histoire espagnole, jusqu’à nos jours, avec l’entrée de la SPA dans la bataille dès la fin du XIXème siècle. Les aficionados se font traiter de barbares et de décadents, empêchant l’Espagne de se moderniser, tandis que les opposants ont pour eux les épithètes de peureux, de jaloux ou de faibles exagérément sensibles.
Finalement, la corrida en a été adoucie. Mais la passion pour ces jeux est telle qu’elle ne risque pas de s’éteindre. Elle jouit encore d’un public exigeant sur la qualité et la quantité, ce qui la garde de se dégrader trop vite.
d. le plaisir du jeu
La pérennité du jeu suppose le plaisir toujours renouvelé. Elle pose donc la question de la souffrance et de la liberté des protagonistes.
J’ai trouvé dans une vieille encyclopédie que le taureau brave prenait plaisir au combat, affirmation qui me paraît ahurissante, d’autant plus que beaucoup d’études se développent actuellement sur la souffrance du taureau. On a déjà dit que la corrida avait évolué depuis le XVIIIème siècle, qu’elle était devenue moins sanglante, moins cruelle, à cause de la réprobation croissante, notamment de la part des étrangers. On a proscrit vers 1860 l’usage des chiens à la fin de la corrida, puis de la media luna (pour couper les jarrets du taureau) vers 1880. Pour les taureaux mansos, les banderilles de feu (munies de pétards) restent en usage. La réglementation sur les blessures qu’on a le droit de faire au taureau pendant la corrida est très stricte. Les carcasses des animaux morts sont souvent auscultées pour estimer les illégalités.
Quant au torero, il connaît, en choisissant son métier, les risques de blessures graves et même de mort qu’il comporte, mais cela ne fait qu’attiser sa volonté et son courage, et dans l’esprit du public est né un imaginaire autour de la blessure et de l’héroïsme du torero. Le torero apprend à surmonter sa peur face au taureau, » cette atroce souffrance de l’esprit » (Bennassar), et à mettre en scène le danger. Dans l’arène, le matador tremendiste dramatise ses postures, le matador raffiné sait faire oublier au spectateur qu’il expose à tout moment son coeur aux cornes.
Il se passe même une inversion des faits. Toute une littérature (journalistique, en particulier) essaie de révéler une douceur dans un spectacle ordinairement jugé violent: le torero devient celui qui souffre, torturé par la brutalité de la bête. La présence de la mort dans l’arène est de plus en plus dramatisée, alors que les statistiques montrent une baisse du nombre d’accidents au XXème siècle dans les arènes. La souffrance du torero fait partie de la mise en scène; à la limite, on pourrait la prendre pour un plaisir masochiste dans une recherche de gloire et d’héroïsme.
Pour le public aficionado, le plaisir n’est pas en question dans le spectacle de la corrida. La corrida est sa passion, un régal des sens: la vue, l’ouïe, le toucher (dans les encierros), l’odorat, et même le goût (dans la consommation des testicules de taureau, fortifiantes!).
2. Les rituels tauromachiques
On a vu le contexte social de la corrida, son déroulement, ses acteurs et leurs rôles. Si l’on continue à suivre la méthode que Mr Rivière donne à la fin de Rites profanes, il manque à démontrer:
– l’influence du rite sur le comportement de ceux qui y participent,
– les valeurs et références éthico-sociales qui s’expriment dans le rite ou l’expliquent,
– la force de l’adhésion par le degré de fréquence, de stabilité et de respect des pratiques,
– l’efficacité du rite.
La corrida est d’abord un jeu. Le terme de » rite » est apparu dans le vocabulaire quand les intellectuels s’y sont intéressés, à partir de l’époque romantique, fin XIXème siècle, et ensuite avec Picasso, Garcia Lorca, Hemingway, etc. Par la profusion incroyable de symboles qu’ils y ont vu, elle ne pouvait être autre chose qu’une grande célébration mystique entre l’homme et l’animal, entre la culture et la nature, et donc un rite.
a. Symbolique du combat
On prétend souvent, à la suite de Montherlant, que la corrida est un sacrifice rituel. Or, rien n’est plus éloigné de la technique de la mise à mort adoptée par la corrida que les pratiques sacrificielles juives (Schehita) et musulmanes (Hâdi), toutes les deux courantes en Espagne et qui consistent en une saignée rapide de l’animal. La notion de sacrifice implique également une consommation communautaire, en général festive de la viande. Or, la viande du taureau de corrida est immédiatement dispersée dans le commerce comme viande de basse qualité, considérée comme provenant d’un abattage d’urgence car » stressée « . Tout cela éloigne de l’idée d’une consommation inspirée par la recherche d’un prétendu pouvoir magico-religieux. La dépouille du taureau devient carcasse entre les mains du boucher, hors de l’arène et hors du moment quasi-religieux de la corrida.
En termes de symboles, la corrida est la domination de la force brutale de la bête par la qualité technique du torero, l’intelligence de l’homme. Mépris du danger et domination de l’adversaire sont le credo de ce dernier. Les toreros sont souvent » d’un courage de lion « .
Bennassar écrit des pages exaltées sur ces toreros immortels. Dominguin, par exemple, grand torero des années 1970, » était un homme capable de maîtriser les taureaux les plus durs, de les fléchir sur sa cuisse en leur imposant d’impitoyables torsions, il nous parut un véritable artiste, une manière de sculpteur, créateur de formes sobres et harmonieuses à la fois. En soumettant l’animal à son rythme, à sa cadence, en donnant à l’enchaînement de ses passes le sens d’une étreinte irréfutable, il était l’expression d’une force virile en action. » Ordonez: » De ses gestes de célébrant, d’une lenteur irréelle qui suspend la durée, se dégageait une si infinie douceur qu’une sérénité supérieure s’emparait de l’être. » Ces quelques phrases contiennent la plupart des symboles qui reviennent le plus souvent dans la littérature tauromachique: la domination de la bête par l’homme, la sublimation de sa peur en courage et en action d’éclat, la virilité…
Il existe un phénomène courant dans la littérature tauromachique de notre époque (et même plus ancienne), celui de la transcatégorialité: » Brave, le taureau est plus qu’un animal » (Simon Casas, organisateur de corridas). Le taureau passe dans une catégorie supérieure à la sienne, non précisée, qui pourrait être l’humain, le divin ou l’esprit. Ceci apparaît souvent quand on dit: » le taureau a été collaborateur « , ou bien quand on parle de ses qualités de » bravoure « , de » noblesse « . Le monde taurin aime évoquer la figure mythologique du Minotaure. Au niveau de l’esprit, le taureau devient allégorie: il représente le mal. Et l’homme qui le combat est le bien personnifié.
b. Esthétique du combat
La recherche esthétique à laquelle se sont livrés les toreros dans leur élaboration de la corrida a mis en valeur tous ces symboles et a inspiré les écrivains, les poètes, les peintre et les autres artistes. Dans ce sens, la symbolique est le prolongement de l’esthétique tauromachique. Elle renforce sa part rituelle.
Le torero s’est réellement transformé peu à peu de guerrier en artiste.
C’est Paquiro, grand torero de la première moitié du XIXème siècle, qui crée le jeu de cape décoratif et ornemental, plus seulement fonctionnel. Il mit à l’honneur les galleos et les afarolados, figures gaies et colorées qui annonçaient l’évolution d’un combat dont l’efficacité n’était plus le seul objectif. Il rédigea la Tauromachie complète ou l’art de toréer dans les plazas à pied comme à cheval (1836), traité qui achevait la mise en ordre du spectacle. Pendant toute cette période, les toreros pratiquaient surtout l’esquive: le jeu de jambe était essentiel et exigeait des qualités athlétiques, tout en recherchant les attitudes plastiques, les passes de caractère artistique, avec calme et suavité.
Juan Belmonte, maîtrisant mal la technique de l’esquive permanente, la remplaça par un toreo de bras dans les années 1910, » obligeant les taureaux à faire ce qu’ils ne voulaient pas faire, imposant à la bête des allées et venues autour de son corps proche de l’immobilité absolue, et constamment à la recherche du temple, c’est-à-dire d’un accord entre le mouvement du leurre et la vitesse de charge du taureau, mais en contrôlant et en réduisant cette vitesse, de façon à conférer à la passe lenteur et durée » (Bennassar). Il disait: » J’ai conçu le toreo comme l’antithèse de la lutte, de la brusquerie, de la violence, de la rapidité. Pour moi – ce » moi artistique » … – j’ai éprouvé le toreo comme cadence, rythme, suavité, lenteur « . Frappant renversement de valeurs. Désormais, le torero soumet le taureau à son rythme. Belmonte fit de la tauromachie un art authentique, un art plastique atteignant à l’universalité et accessible à des gens de tous pays.
Dès le début du XIXème siècle, avec Goya, puis à l’époque romantique, les écrivains et les artistes ont témoigné d’un vif intérêt pour la tauromachie. La singularité du spectacle, l’orgie de sons et de couleurs qu’il prodiguait en peu de temps, l’évidence du danger, l’arrogance des toreros, les transes qui s’emparaient du public ne laissèrent indifférents ni les peintres, ni les graveurs, ni les sculpteurs.
Si la tauromachie a une efficacité sur les esprits, c’est par la beauté qu’elle leur impose. Car elle n’a pas d’efficacité à proprement parler, elle ne transforme pas quelque chose en quelque chose d’autre comme le doit un rite. Le taureau entre en qualité de bête féroce dans l’arène; en combattant l’homme, il est certes magnifié, mais une fois mort, il n’est plus qu’une carcasse de taureau. Le torero, lui, de pauvre et méconnu, peut devenir riche et célèbre; cependant, ceci n’est pas le fait de la corrida elle-même, mais du talent de l’individu à manier l’épée et la muleta. L’efficacité rituelle de la corrida est plus diffuse. Elle est liée à sa nature de spectacle ludique, d’évasion des esprits.
c. Rites annexes à la corrida
En dehors du combat lui-même existent des rites de préparation, de passage, qui donnent des repères à l’homme pour qu’il ne se perde pas dans l’angoisse de la mort qui rôde, du risque mortel que comporte le combat. Si la corrida n’était pas dangereuse, serait-elle ritualisée? Je n’en suis pas sûre.
En voici quelques uns:
– le rite de l’habillement: le torero revêt l’habit de lumière (traje de luces), se coiffe de la montera, sorte de petit chapeau noir, il porte derrière la tête la coleta, petit chignon aujourd’hui postiche dont la coutume remonte au XIXème siècle (pour remplacer la résille qui emprisonnait les cheveux longs). L’habit de lumière est fixé par le torero Montes dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle. Avant, les toreros portaient la livrée des serviteurs des nobles, en cuir et en daim. Ce nouveau costume est celui des élégants de l’époque, en particulier en Andalousie, sous l’action de l’aristocratie qui l’offre aux grands toreros, Jose Romero ou Pepe Hillo.
– le rite du recueillement dans la chapelle avant la corrida.
– le rite de l’alternative: avant de devenir matador de toros, le torero est novillero (il ne combat que de jeunes taureaux de moins de quatre ans appelés novillos). Il reçoit dans une grande arène l’alternative des mains de deux matadors aînés dans la profession: l’un sera son parrain, l’autre son témoin. Une corrida suivante confirmera son passage de novillero à matador.
– rite de l’octroi des oreilles du taureau (dans les années 1830-1860, les toreros prennent l’habitude de couper les oreilles des taureaux que le public leur accorde pour éviter que les bouchers les vendent à leur profit; maintenant, il est symbolique du succès du torero).
A Ronda, pendant la feria du mois de septembre s’offrent aux regards des spectateurs des corridas » goyesques « : dans l’arène défilent des attelages menés par des gens habillés comme à l’époque du célèbre peintre du XVIIIème siècle, Goya, qui fit des croquis et des tableaux des personnages des arènes de son époque, et en particulier de Ronda d’où il était originaire. Rite commémoratif?
Le mundillo a certainement ses rites secrets, mais il faudrait pour les observer entrer dans ce milieu fermé, ce que j’espère avoir l’occasion de faire un jour…
CONCLUSION
Bien sûr, tout dépend de la largesse de définition que l’on accorde au rite. Dans la mesure où la plupart des jeux organisés sont codifiés et possèdent des règles, qu’ils supposent que les joueurs se comportent d’une certaine façon conforme au jeu, ils impliquent une certaine ritualisation. La corrida est un jeu particulier en ceci qu’on y tue, donc que la souffrance et la mort y sont présentes, ouvrant la porte du numineux aux esprits présents dans l’arène. C’est le numineux qui est cause de la ritualisation du jeu. Donc le rite n’est pas inhérent au jeu.
De plus, par ses racines et son histoire, la tauromachie entretient des rapports avec tous les niveaux de la société espagnole: elle est fondamentalement liée au tempérament espagnol, elle constitue un secteur de l’économie presque à elle-seule par le nombre de personnes qu’elle emploie, impliquant le gouvernement comme arbitre des règlements taurins, à tel point qu’elle a tendance à résumer l’Espagne dans l’esprit des autres nations.
J’aurais voulu avoir plus de temps pour développer ces idées; je suis consciente des manques de mon étude.
D’une part, la tauromachie est un sujet très vaste, qui comprend de nombreuses variantes régionales, des exemples intéressants d’importations culturelles espagnoles intégrées et » redigérées » par d’autres sociétés.
D’autre part, pour étudier tous les rites tauromachiques à fond, il m’aurait fallu passer du temps en Espagne et assister à un grand nombre de corridas, participer à la liesse populaire de ces journées de fête tauromachique. Je n’ai malheureusement pu voir que trois corridas à la télévision, dont une novillada (corrida d’apprentis-toreros) et une mexicaine!
Bibliographie
Joan HUIZINGA,
Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, ed. Gallimard, 1951
Jean DUVIGNAUD,
Le jeu du jeu, ed. Balland, 1980
Fêtes et civilisations, ed. Actes Sud, 1991
Bartolomé BENNASSAR,
Histoire de la tauromachie, une société du spectacle, ed. Desjonquères, 1993
Eric BARATAY et Elisabeth HARDOUIN-FUGIER,
La corrida, coll. Que sais-je n° 568, PUF 1995
Claude RIVIERE,
Les rites profanes, PUF, 1995
article » rite » du Dictionnaire de la sociologie,
sous la direction de Raymond BOUDON, Librairie Larousse, 1990
article » rite » du Dictionnaire des religions,
sous la direction de POUPARD
articles » rite « , » rituel » et » jeu » de l’Encyclopédie Universalis
J’ai appris beaucoup de choses très intéressantes, mais je regrette que certaines choses n’aient pas été dites, comme l’influence énorme de la présence musulmane durant près de huit siècles en Espagne…